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pour cela. Il a de mauvaises cartes : mais il fait front et il gagne. Et de rire : « Parbleu ! mesdames, ce n’est pas ma faute… » Il montre ses cartes : « Vous vous laissez voler par un dix de carreau, un huit de trèfle et un valet de cœur ! » Dès lors, on sait comment il procède : et on le gagne. Il a montré qu’il était bien capable de gagner ; mais il s’amuse à perdre. Il a jeté sa bourse entière sur la table et l’a perdue en quelques tours de brelan. Mme de Tallard a pitié de lui et lui offre de céder sa place à quelqu’un : « La céder ! Nenni-dà, s’il vous plaît. Vous n’avez eu que l’argent du gousset ; j’en ai davantage, à votre service, dans ma veste. » Aussitôt, il retire de sa veste sa main gauche pleine de rouleaux et, — dit Mme de Tallard, — « plonge son autre main dans la gorge de Mme de Flamarens, en lui disant : Ma belle, qu’en pensez-vous ? va tout ! » Il y eut un cri de surprise. Ensuite : « Nous voilà toutes parties de rires immodérés ; ce fou rire gagne tout le monde : le duc d’Ayen en pense mourir. Chacun quitte sa place ; on entoure M. Bernard, on veut le voir et profiter de l’occasion de rire à son nez de lui-même. C’est à qui de nous fera va tout. Bernard, enivré du son succès, n’entend plus rien, ne sait plus ce qu’il fait ; et, dans cinq minutes, nous ne lui laissâmes pas un écu : il faut en convenir. »

Elles avaient plumé M. Bernard, un peu hardiment. A quelques années de là, Mme de Tallard ne refuse pas d’en rire encore ; mais elle avoue que cette histoire est un peu « extraordinaire. » Seulement, si l’on feint la surprise et l’on prend l’air scandalisé, elle raconte la réponse que fit la Reine au maréchal de Lamothe. La Reine, oui ! la reine Marie Leckzinska, la plus vertueuse des femmes ! La Reine disait au maréchal : « . Qu’est-ce ? on dit que M. le prince de Soubise a donné cent mille écus à Mme de Lhospital. Comment une femme se donne-t-elle pour cent mille écus ? » Cent mille écus ? reprend le maréchal ; bien davantage ! et puis une maison superbe et toute meublée… « Mais, dit la Reine, je ne sais, fût-ce un million ? » Un million ? mettez-en deux, mettez-en trois… « Oh ! dit la Reine, vous m’en direz tant !… » Oh ! oh ! crièrent toutes les dames, au récit de Mme de Tallard ; ah ! ah ! répondit-elle. Et Mme de Tallard enseignait ainsi, le plus doucement du monde et avec toutes les grâces d’un esprit charmant, que la richesse était, de son temps, puissante et active. Son temps : celui de la Régence. Mais elle ne croyait pas que son temps fût, en cela, si particulier. Car elle se souvenait d’avoir connu, dans son enfance, des vieillards qui, dans leur jeunesse, avaient vu le cardinal Mazarin donner, au dessert de ses dîners, des plats remplis de louis d’or, que