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les entrées familières ; les bains, les cabinets de toilette, les garde-robes et la chambre à coucher du Roi… « Et, puisqu’on ne saurait rien vous cacher, monsieur Bernard, vous voyez ce corridor derrière le lit du Roi, et cette porte à gauche, hé bien ! les méchantes langues disent qu’elle s’ouvre quelquefois et communique aux appartemens que le Roi ne donne point aux hommes. Voilà tous les secrets de ce séjour ; vous en savez maintenant autant que nous ! » Et l’on dîne ; au dessert, le duc de Noailles ne craint pas d’aborder la question d’argent ; et quelle réponse fait aux désirs du Roi M. Bernard ? « Ma foi, vous pouvez l’assurer qu’avec ces façons-là on gagne le cœur des gens, et que Sa Majesté peut disposer de ma fortune ! »

A la Cour, on sut la réponse de Bernard ; elle parut fort belle : et « c’était à qui dirait que M. de Sully et M. de Colbert n’en eussent pas fait autant, que jamais personne n’avait rendu un si grand service au Roi, que M. Bernard était un véritable citoyen et un homme d’État. » C’était à qui fêterait M. Bernard. Mme de Tallard se montra curieuse de l’avoir chez elle, au château de Versailles où elle demeurait. M. le duc d’Ayen le lui amena, pour le souper, certain soir. Il entra, superbement. Il avait une perruque immense ; et il avait un habit, plutôt une espèce de pourpoint de velours noir, veste et doublure de satin cramoisi, broderies d’or, et une longue frange à crépines d’or au bas de sa veste ; et il avait une cravate de dentelle, des bas blancs brodés en or, les souliers carrés avec la pièce rouge. Mme de Tallard se demande si elle ne voit pas M. Jourdain peut-être, ou M. Turcaret. Mais elle s’avise de ne pas rire et complimente M. Bernard sur le service qu’il a rendu au Roi. Puis elle propose un brelan : c’est un jeu fort agréable, dit-elle, et on le quitte quand on veut. « Pour moi, reprend Bernard, il m’amuse beaucoup ; et j’y joue presque tous les soirs pour m’empêcher de dormir de trop bonne heure… » Eh ! Mme de Tallard s’efforcera de le tenir éveillé !… Il y avait Mme de Brissac et la jeune Mme de Flamarens. On tire les places ; le hasard met M. Bernard entre Mme de Tallard et Mme de Flamarens. Or, celle-ci descendait à peine de « là-haut, » — des grands appartemens ; — et elle était en habit de cour, « obligée de montrer à M. Bernard un cou fait et blanc comme celui d’un cygne, les plus belles épaules du monde et une gorge parfaite. » M. Bernard ne supporte pas cette vue avec tranquillité, s’approche, puis s’éloigne : il recule sa chaise, puis l’avance : il ne sait où se placer. La partie commence. M. Bernard est ému, certes ; mais, au jeu du brelan comme au jeu de la banque et des millions, la tête ne lui tourne pas