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que le chemin pour aller à son royaume lui parut court, et plus court de ce qu’en chemin, triste comme elle était, elle se lia d’amitié très secrète avec M. de Saint-Chamans. On le sut ; et, au retour, M. de Saint-Chamans, coupable de tendresse inopportune, reçut l’ordre de cacher son repentir ou sa rêverie dans son château de Méry-sur-Oise, de se marier là, de ne plus bouger de là. Et la petite reine d’Espagne, à Madrid, écrivait sur les glaces de son cabinet le nom de Saint-Chamans ; elle mourut dix ans plus tard, l’année même que naquit Bonne de Saint-Chamans, laquelle mourut à la naissance de cet enfant, Gabriel-François Bernard de Rieux. Le beau-père et le grand-père de la jeune femme et du petit enfant qui reposent ainsi que lui dans la chapelle de la Sainte-Vierge, à Saint-Eustache, c’est le magnifique Samuel Bernard, l’homme le plus riche de son époque, le banquier de Louis XIV et de Louis XV, le bailleur d’argent des armées royales et, à la fois, un traitant de génie, un Bourgeois gentilhomme, un Turcaret.

Mme la duchesse de Clermont-Tonnerre vient de lui consacrer un livre qui n’est ni sans défauts, ni sans attrait.

Ce gros personnage avait commencé très petitement et prouverait, s’il fallait encore le prouver, que, sous l’ancienne monarchie, l’on parvenait sans plus de difficulté qu’à présent. Il était le fils d’un Samuel Bernard, peintre du Roi, et le petit-fils d’un Noël Bernard qui est dit, dans le baptistaire de son troisième enfant, « maistre peintre au fauxbourg Saint-Germain. » Ces Bernard venaient d’Amsterdam. Ils appartenaient à la religion réformée. Et l’on a pu se demander s’ils n’étaient pas de race juive. Les juifs, depuis le XVIe siècle habitaient librement un quartier d’Amsterdam. Ce qui a vraisemblablement accrédité les origines israélites de Samuel Bernard, c’est une lettre de Voltaire. D’ailleurs, Voltaire n’avait pas toujours méprisé ce financier ; car, en 1738, quelques mois avant la mort de Samuel Bernard, il écrivait, dans son Discours sur l’inégalité des conditions :


Le casque, le mortier, la barrette, la mitre
A la félicité n’apportent aucun titre,
Et ce Bernard qu’on vante est heureux en effet,
Non par le bien qu’il a, mais par le bien qu’il fait.


Les deux derniers vers ne se lisent que dans la première édition du poème ; Voltaire, ensuite, les supprima. C’est que Voltaire avait placé de l’argent chez les Bernard, une forte somme, quelque vingt