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ON CHANGERAIT PLUTÔT LE CŒUR DE PLACE…

traverse ces plaines éventrées, on longe les rivières au cours si lent, on s’enfonce dans les forêts, on l’appelle, on l’appelle encore ! On revient alors près de cette tombe. Et c’est Weiss qui parle :

— Pour moi, ils sont là, tous les deux. Je ferai graver le nom de Charles... Sous la pierre, nous mettrons... Le gé’ant voûté hésite. Est-ce qu’on dit ces choses-là ?

— ... Eh oui !... nous mettrons la première dent qu’on lui arracha quand il avait cinq ans. Une boucle de ses cheveux aussi. Comme cela, il y sera un peu. François et Suzanne pourront visiter leurs deux frères... tous les deux prêtés au mensonge pour qu’il y ait encore des Alsaciens en Alsace, pour que cette terre reste fidèle... Il me semble que je les ai donnés cent fois... Quel cadeau nous faisons à la France !... Sur trois notes, vivement répétées, lancées comme un rire, un clairon dit sa chanson. On voit sur la place de Friedensbach l’homme au béret bleu. Par quatre fois, il semble jeter au ciel son clairon d’un geste souple ; par quatre fois, il répète ses trois notes au rythme allègre... A l’école, les enfans chantent. Il est touchant, le gauche accent de ces garçons qui s’appliquent, de tout leur cœur. Oui, de tout leur cœur. Que de fois Reymond n’avait-il pas entendu tomber sur la place la mélopée triste dont Kummel battait sévèrement la mesure ! Il monte, aujourd’hui, ce chant des petits Alsaciens, parce qu’il y a de la joie, de la sincérité, parce qu’on se donne tout entier, si bien qu’échappé des bouches rondes il réjouit les hirondelles et danse avec elles.

Il est un mot plus beau que tous les autres : Liberté ! liberté 1

— Liberté ! liberté ! répète Victor Weiss. Oui, les enfans, vous la connaîtrez, la liberté ; vous serez heureux, parce que vos frères aines sont morts pour vous, après quelles souffrances, quelles tortures !... Inutiles ? certes non !... C’est elles qui dressent la grande barrière, plus large que le Rhin, plus haute que la Forêt-Noire. .. Ah ! pourvu que les Français comprennent !... Je veux qu’ils comprennent, tous, tous... Je veux qu’on s’incline devant mes fils, je le veux !... Morts derrière le drapeau allemand ? Oui, mais offerts en sacrifice. Dieu a entendu le cri de leur âme ! Il sait combien de fois Charles a cherché l’issue pour fuir. Il sait que les balles de son fusil se sont enfoncées en terre. Il sait