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de passer la nuit en un endroit où la lutte avait été particulièrement chaude.

Mais un autre spectacle d’horreur allait s’imposer à nous. En traversant le village encore occupé la veille par les Allemands (Rouvres, entre Étain et Metz), nous trouvâmes un monceau de cadavres de femmes et de jeunes filles. L’une d’elles tenait encore, serré entre ses bras ensanglantés, un bébé lardé de coups de baïonnette. Nous avons pleuré de douleur et de rage ! Dans ce même village de Rouvres, on nous racontait qu’un homme entraîné par les soldats, la veille, allait être collé au mur quand sa fille, une charmante blondinette de dix-sept ans peut-être, — j’ai vu son cadavre, — s’était précipitée aux genoux des officiers, implorant pour son père. On la repoussa brutalement. On la contraignit à assister au supplice. Peu après, son cadavre, mutilé, rejoignit le monceau de corps féminins jetés à l’entrée du village. Dans quel enfer sommes-nous tombés ?

Tout cela n’était qu’un début. Depuis lors, j’en ai tant vu que je me demande constamment si c’est possible, si je ne suis pas l’objet d’hallucinations atroces. Qu’est-ce que la mort auprès de la vie que nous mènerions si nous étions battus ? Il faut, je vous assure, plus de courage pour résister moralement à la vue de tant d’horreurs, de tant de spectacles odieux, qu’à une avalanche de marmites ou de 105 fusans. Mais ne craignez rien ! Ne vous posez pas de questions. Nous ne serons pas battus. Ça durera ce que ça durera. Ils s’écrouleront. Le poids de leurs crimes les tirera dans la fosse.

Nous avons déjà traversé des heures noires. Eh bien ! jamais, même morts de fatigue, ivres de sommeil, nous n’avons désespéré.

J’étais à Senlis, le 2 septembre. Ma division était chargée de protéger l’aile gauche de notre armée. Nous maintenions le contact avec l’ennemi. À Saint-Chamant, puis sur la grande route de Senlis à Meaux, nous avons épuisé nos munitions contre un ennemi trois fois supérieur en nombre. En ai-je laissé là des camarades, des amis officiers, de braves troupiers qui mouraient le plus simplement du monde à nos côtés ! Un dernier regard qui signifie : tenez bon !… et l’on est dans l’autre monde.

Pas à pas nous cédions le terrain sous une pluie incessante