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ON CHANGERAIT PLUTÔT LE CŒUR DE PLACE…

Plus elle est atroce, plus grand est le crime de ceux qui l’ont préméditée et déchaînée à leur heure, et voulue sauvage, sans pardon, souillée de tous les crimes, dans l’espoir que le cœur nous manquerait et que nous nous jetterions à genoux. Les ignominies par lesquelles on a cru nous abattre nous ont tracé notre devoir. C’est tout simple : il faut tuer la guerre. Il faut traquer ceux qui en ont fait une industrie nationale. Et voilà pourquoi les plus fougueux antimilitaristes se battent comme des lions. On nous impose une besogne effroyable. Mais nous savons, et nous Alsaciens par expérience, quelles seraient les souffrances du monde si nous ne l’accomplissions pas. On peut compter sur nous.

C’est le 25 août 1914 que j’ai vu pour la première fois à qui nous avions affaire. Ce soir-là, nous nous battions en Lorraine, à trente kilomètres de Metz. De l’endroit où nous étions en batterie, nous pouvions lire l’heure au clocher de Mars-la-Tour. Hélas ! ce n’était pas encore l’heure de la délivrance. Avec un entrain endiablé qu’accroissait encore l’attrait de cette terre chérie que nous espérions délivrer, nos soldats tenaient bon. On se battit de l’aube au coucher du soleil. Le soir, le champ de bataille était à nous avec ses horreurs, ses effrayantes visions. Je me souviendrai toute ma vie de ce spectacle. Il pouvait être huit heures du soir. Pays vallonné, à perte de vue. Partout des morts, des blessés, abandonnés par les Allemands. Un ciel noir de nuages, un globe rouge, très bas à l’horizon, donnaient aux champs, aux bois, aux collines, un aspect lugubre. Nous marchions sans bruit, dans la pénombre, au milieu des cadavres, des blessés, des mourans qui imploraient notre pitié : Durst !… trinken ! … Dans le lointain, au milieu de tous ces râles, de ces cris d’agonisans, un sifflet strident, lugubre, horrible, déchirait l’air alourdi et dominait le concert des plaintes. C’était sans doute un blessé qui épuisait ce qui lui restait de vie à appeler un secours qui n’arrivait point.

Il va sans dire que nous chargeâmes sur nos caissons tous les blessés allemands que nous pûmes. Nous formâmes notre parc vers minuit, en pleine nuit, aux abords d’un village où l’on s’était battu avec acharnement pendant la journée. Le lendemain, au petit jour, entre les pieds des chevaux, entre nos canons, on ramassait des cervelles, des jambes informes, des crânes déjà en putréfaction. Sans nous en douter, nous venions