Page:Revue des Deux Mondes - 1916 - tome 36.djvu/617

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
613
ON CHANGERAIT PLUTôT LE CŒUR DE PLACE…

son heure. Elle viendra. Elle est peut-être déjà venue. Mais que c’est loin, la Russie !… Pensez à nous. Je crois à la télépathie. Envoyez là-bas des fluides sympathiques, tant et plus, encore, encore !… La maman se tourmente terriblement. Elle vous fait saluer, ainsi que la petite Marie, notre consolation dans ces épreuves, le seul de nos enfans qui reste avec nous, puisque Suzanne est infirmière à Besançon, où elle se dévoue de son mieux. Ah ! pourquoi diable ai-je soixante-trois ans ?

Défendez bien la Suisse, si on l’attaque… Je vous serre la main à l’alsacienne, c’est-à-dire à la broyer.

Votre
Victor Weiss.


De Jean Bohler.

X…, 10 mai 1915.
Cher monsieur et ami,

Je vous ai à peine écrit. Quelques cartes, dix mots, une signature. Je suis ainsi : il me faut plus de volonté pour saisir une plume que pour aller à la bataille. Paresse d’esprit que j’ai bien de la peine à surmonter. Je crois aussi que j’en ai trop vu. Ça ne se raconte pas. Si j’essaye pourtant, aujourd’hui, c’est qu’il faut que l’on sache, chez vous, quelle espèce de guerre on nous impose.

Mais que je vous dise, tout d’abord, les raisons de mon loisir : deux balles, une à la jambe, une à l’épaule. On me soigne, on me dorlote, on m’opère aussi. Je commence à me lever. Et si rose et si gras qu’avant cinq ou six semaines je rallierai la batterie où mon capitaine attend avec impatience le retour du sous-lieutenant que je suis depuis le mois de janvier… De la maison, de bonnes nouvelles. Au bas de chaque lettre : courage, petit ! Courage, c’est papa qui l’écrit ; petit, c’est maman. Avec ça dans mon portefeuille et dans mon cœur, j’irai au bout du monde, en tout cas au bout de l’Alsace. Le cher pays ! Ce que nous en avons repris est furieusement bombardé par les Kummel. Que de villages dont il ne reste que des tas de pierres ! Friedensbach, pris par nos troupes dès les premiers jours de la guerre, s’en tire à meilleur compte. De temps à autre, pourtant, un peu au hasard, Kummel envoie son salut par-dessus la montagne : le dernier jour de décembre, le cordonnier Herzog et