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ON CHANGERAIT PLUTôT LE CŒUR DE PLACE…

Le commandant, m’aperçoit et vient à moi : « Nous sommes f…, » me dit-il. Et le capitaine : « Je crois bien que nous sommes cernés, mais il faut attendre le jour. » Les obus balaient maintenant la rue sur laquelle donne le boyau où nous sommes tapis. Comment sortir ? Rasant les murs, nous nous défilons en bon ordre. De temps en temps, un obus vrille sur nos têtes, sans dommage.

Nous voici sortis. Les bords de l’Ill. C’est une matinée exquise. Maintenant on ne voit plus personne. On escalade les pentes de l’Ill et puis on marche, fourbus, affamés, mais sans désordre. On s’arrête enfin dans un village, après des kilomètres et des kilomètres… Quel repos !… On cantonne. Comme la veille, les habitans sont accueillans. Sont-ils renseignés ou non ? Pourtant ils voient bien que nous battons en retraite. Nulle marque de défiance ou de peur. On peut reprendre haleine tranquillement et la nuit se passe sans aucune crainte.

« On est toujours chez nous, en Alsace, mon lieutenant, » me dit mon sergent.


De Victor Weiss.
Friedensbach, 30 octobre 1914.
Cher ami.

Que de choses se sont passées en trois mois !… J’aurais dû vous écrire, répondre à votre bonne lettre, mais nous avons traversé trop d’émotions… Dire que nous ne croyions pas à la guerre ! Nous étions trop près de la poudrière pour savoir ce qui s’y manipulait. Jusqu’au dernier jour, nos maîtres nous ont nourris de fausses nouvelles ; la guerre était déclarée qu’on nous racontait encore que tout s’arrangeait. Les premiers coups de feu sur les sommets des Vosges nous apprirent la vérité… Une heure après, François, qui préparait chez nous sa thèse de docteur en droit, avait gagné la forêt. Nous avons vécu des jours de mortelles inquiétudes. Combien de nos pauvres Alsaciens ont été fusillés comme des chiens, alors qu’ils se glissaient de tronc en tronc vers la frontière !…

Un matin, vers sept heures, les coups de feu se sont rapprochés. Vivement, nos maîtres ont détalé, gendarmes, douaniers, fonctionnaires de tout poil, et Döring, et Kummel, nu-tête, ses cheveux rouges hérissés sur son crâne pangermanique,