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trouve une cour, nous fait signe. Nous y courons et soufflons un instant. Mais le capitaine m’envoie avec ma section face à l’ennemi. Je me trouve devant un grand terrain vague, entre deux maisons. Je vois les Allemands. J’entends leurs commandemens. Mes hommes, très sûrs d’eux, tirent sans panique.

Le jour baisse rapidement et la nuit tombe, très belle. Le ciel fourmille d’étoiles. Les trompettes tristes des Prussiens sonnent des signaux dont le mystère nous étreint, malgré nous, le cœur. Vont-ils charger ? Il fait déjà bien noir lorsque, de la maison voisine, une brave femme descend. Se couchant à terre, elle appelle un homme et lui tend un seau de café. Puis le feu se ralentit. Mais, à l’Est, la canonnade, la fusillade deviennent terribles. Dans le lointain de grandes flammes s’élèvent, on entend d’immenses clameurs… Des malheureux, chargés de bagages, arrivent en galopant vers nous. Ils ont été chassés par les Allemands de leurs maisons. Ils pleurent. Nous les rassurons… Nous ne tirons plus guère. Pour s’entretenir, on blague.

Deux heures du matin. — Je vais faire une reconnaissance vers la gare d’où on nous fusillait. J’arrive aux grilles, sans un coup de feu. Je les escalade. Toujours rien, silence absolu. Derrière, la route s’allonge, toute blanche, toute vide. Est-ce donc fini ?

10 août. — Du bruit sur la route, des charrois, des voix. Sont-ce des renforts ? Je me dirige vers la route pour m’en rendre compte : on tire sur moi. Je reviens au galop vers mes hommes. Nous attendons, anxieux.

L’aube blanchit. Soudain, un cri : Qui vive ? » Et, en réponse, de formidables salves de mitrailleuses, devant nous, à droite, à gauche. Sur nos têtes siffle un continuel vrillement. Le plâtre des maisons qui nous entourent s’écroule, des vitres se brisent. Il est impossible de tirer. On ne sait d’où cela vient. Je ne sais plus où est ma compagnie. Voici qu’une fusillade nourrie part de notre gauche. Sommes-nous tournés ? J’ordonne le repliement. Bonds par bonds, sous les balles, nous arrivons au canal. Impossible de passer. Partout on tire sur nous. Enfin, je trouve une issue, une rue étroite, et je découvre le bataillon tapi dans un enfoncement de rues. Dans les maisons, les gens réveillés nous regardent. Ils nous apportent du vin chaud. Ah ! les braves gens !