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ON CHANGERAIT PLUTôT LE CŒUR DE PLACE…

sous une nuée les sombres armées qui vont se heurter. Il en vient du levant et du couchant…

Arbre, que vois-tu du haut des Vosges ?… L’ennemi traîne avec lui mes enfans… Hameaux, clochers, moissons, cela n’est plus, et mon dernier fils meurt contre mon tronc…


De René Bohler à Reymond.
X… 25 août 1914.

…Ce départ ! Le rêve, le rêve qu’on tient enfin dans sa main bien fermée. J’avais expliqué à mes hommes ce que c’est que l’Alsace. Je les sentais vibrans. L’un d’eux avait dit : « Il s’agit de délivrer le « patelin » au lieutenant, c’est tout simple… On y va… » On y va ! Et de quelle allure !… Sous le ciel de feu, marchant en rase campagne parmi les blés où s’égosillaient les grillons, la guerre nous apparaissait comme une magnifique aventure. Que de fleurs ! Notre drapeau, étendu sur tous les prés !

Nous chantions, tunique déboutonnée, casquette sur la nuque, blancs de poussière. El quand je me retournais, je voyais les yeux de mes hommes, des yeux brillans, des yeux d’extase… La guerre ! On ne l’a pas voulue, on ne l’a pas cherchée. Non contens de nous avoir pris l’Alsace et la Lorraine, voilà quarante-quatre ans qu’ils nous embêtent ! Dix fois, par gain de paix, nous avons cédé, nous nous sommes humiliés. On vient de leur lâcher la moitié du Congo… Alors quoi ? Il leur faut maintenant la Belgique, le Luxembourg, Nancy, Paris… C’est bon ! On a la conscience à l’aise. Un homme averti en vaut dix ; il s’agit de crever ou de les battre. Ça va bien ! ça va bien ! C’est vous qui l’avez voulu… On y va, et rondement !

Repos. On cuit la soupe. La fumée des feux derrière les haies. Étendus dans l’herbe, les soldats ne sentent pas la soif, la faim, les pieds qui brûlent. La guerre !… Des casques brillent. Ce sont nos patrouilles de dragons. Pas un ennemi en vue. Où sont-ils donc ? Ce ciel sans nuages, ces blés qui balancent leurs épis nous agacent. C’est trop calme. Une inquiétude nous pince le cœur. Ils nous attendent sans doute à la lisière de ce bois qu’on découvre au pied de la colline, là-bas, en Alsace… Les hommes allument cigarettes sur cigarettes. Ils plaisantent. Ils se