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ravi de voir le jet du goulot se briser dru sur l’évier et rejaillir, autour de moi, en mille éclaboussures :

— Veux-tu bien finir de pomper comme ça sur la « pierre d’eau ! » Tu ne vois pas que tu fais partout des « éclaubissons ! »

M’étais-je coupé en maniant un couteau, elle m’embobelinait le doigt blessé dans un linge, fortement ligoté de fil blanc, qu’elle appelait un « pûchot, » et elle me disait de son air le plus raisonnable :

— Ne le défais pas ! Autrement, ton mal va « s’embaufimer ! »

Cela ne m’empêchait point de saisir, avec la main malade, une pelle à feu ou un tisonnier, et, assis sur le rebord du foyer, de retourner et de taluer les cendres de l’âtre, de saccager les braises où bouillait une marmite. Cependant, la mère Charton, avec une patience qu’elle n’avait que pour moi, se bornait à bougonner sous sa moustache :

— Va-t’en jouer dehors, au lieu de « fergougner » sous « not’ posson ! »

Mais je ne m’en allais point, et, pour changer de plaisir, j’attrapais le chat du logis, et, le maintenant de force sur mes genoux, je le caressais à rebrousse-poil. Sur quoi l’animal se mettait à gronder sombrement.

— Voyons ! disait la mère Charton, laisse ce « rau-là » tranquille 1 Tu n’entends pas comme il « dégroûte ! »

De guerre lasse, elle me renvoyait à la maison sans plus de cérémonie.

— Retourne chez vous ! Il est l’heure de « marender !… »

En effet, c’était l’heure du goûter. Comme elle était très sobre et ne prenait rien entre ses repas, elle n’avait rien à m’offrir non plus. D’ailleurs, tous les enfans, selon elle, étant portés sur leur bouche, on ne devait point encourager leur gourmandise. Et, au moindre prétexte, elle reprenait son antienne contre eux. Tous les petits garçons, à l’en croire, étaient des « mandrins. » Cependant pour les amadouer, elle leur promettait un cadeau, un petit couteau, un fouet. Elle leur disait :

— Ecoute, mon fl : si tu ne vas plus hocher les prunes de not’prunier, je te donnerai une belle « courgie ! »

Mais elle ne la donnait jamais.