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au fond, de déterminés militaristes. Ils s’entraînaient au métier de soldat, organisaient des Sociétés de tir, ne rêvaient rien de plus glorieux pour leurs fils que les galons et les épaulettes d’or de l’officier. C’est qu’ils avaient le sens invétéré de l’ennemi, — l’ennemi devenu si proche voisin depuis l’annexion, — et ils devinaient bien que cette guerre, dont ils ne voulaient pas, leur serait imposée un jour, et qu’alors il faudrait des soldats et des chefs.

Et puis, enfin, pour nous Lorrains, il n’y a pas d’autre noblesse que l’armée. L’homme d’armes a si souvent foulé notre sol en conquérant que nous avons pris l’habitude de saluer en lui le maître de la terre.


Telles étaient ces familles, véritables pierres angulaires de nos petites villes et de nos villages.

Dans la grisaille uniforme de ces mœurs rurales, je vois se détacher trois ou quatre figures féminines, que je demande la permission de dessiner minutieusement, bien qu’elles soient fort ordinaires et fort modestes. Mais elles me paraissent vraiment significatives ; et, si je choisis de préférence des figures féminines comme symboliques de mon pays, c’est que les femmes des campagnes sont les plus fidèles gardiennes de la tradition.

Je revois d’abord celle qui, peut-être, avant ma mère, se pencha la première sur mon berceau. C’était une vieille veuve, notre plus proche voisine, que nous appelions familièrement « la mère Charton. » Avec la solidité de sa charpente, son épaisseur de chair, la matérialité de toute sa personne, et aussi sa finesse d’esprit, son imperturbable bon sens, son attachement au sol, elle m’apparaît aujourd’hui comme le vrai type du terroir : rien de plus, rien de moins.

Une fois installée à Spincourt, après son mariage, elle n’avait jamais dû quitter le pays. Elle était originaire de Bouligny, alors une misérable bourgade, qui est devenue aujourd’hui un des centres principaux du bassin minier. Sans doute, elle y était née vers 1800, car je me rappelle qu’elle avait coutume de dite, quand on lui demandait son âge :

— Je suis du siècle !… J’ai septante-deux ans !… J’ai septante-cinq ans !

Son mari avait été maître de poste. Au temps des diligences, il dirigeait, dans notre village, la poste aux chevaux,