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l’appartement, avec ses sièges rangés cérémonieusement contre le mur, donnait une impression de nudité glaciale. Le corridor aussi, au carrelage en damier blanc et noir, aux murs crépis à la chaux, sans un ornement, faisait frissonner, quand on le traversait.

Il aboutissait à la porte du jardin, — un jardin qui avait dû être soigné autrefois et qui, même dans l’abandon où le laissaient les actuelles propriétaires, conservait encore un certain style. Les plates-bandes encadrées de buis étaient dessinées à la française. Au centre du rond-point formé par les allées, se dressait un cadran solaire, et, un peu partout, sur des supports en maçonnerie, de grosses boules de verre colorié, qui prolongeaient la perspective. A l’extrémité, on avait aménagé une gloriette, sur une espèce de terrasse ombragée de tilleuls, qui dominait la principale rue du village. Le jour de la Fête-Dieu, pour le passage du Saint-Sacrement, ces dames suspendaient au petit mur d’appui de leur gloriette des draps blancs, piqués de pivoines. Mais on ne les y voyait jamais, sauf quelquefois en été, les jours où, par exception, il faisait très chaud. Alors, elles apportaient des chaises sur la terrasse et elles restaient là, jusqu’après la tombée de la nuit, à prendre le frais…

Aux mois d’août et de septembre, les neveux et les cousins, qui arrivaient par bandes, dégelaient tout à coup le vieux logis sépulcral. Ils débarquaient avec leur attirail de chasseurs et de pêcheurs. On sortait des hangars, où ils passaient toute l’année, les nasses et les verveux. On astiquait les fusils, on graissait, avec une couenne de lard, les gros souliers à clous. Les chiens, fous de liberté, aboyaient éperdument dans la cour. Et puis le soir, après le souper en famille, on se délassait par un concert : le vieux piano à queue retrouvait son âme mélodieuse, comme au beau temps du major anglais et de Mlle Betsy. Un oncle célibataire, qu’une infirmité hideuse défigurait, jouait du violon. Le malheureux était vraiment repoussant avec la tache vineuse et les excroissances de chair qui lui recouvraient toute une joue jusqu’au bord de la paupière. Les gens de Briey, dans leur méchanceté cruelle, l’avaient surnommé « le Taché. » Ceux de Spincourt l’appelaient familièrement « le Bouseré. » Ce « Bouseré » était un virtuose, qui avait trouvé dans la musique sa grande consolatrice. Quand il jouait de son instrument favori,