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ridiculisée de bonne heure par un embonpoint hyperbolique, n’avait jamais pu se marier. Epaisse et noiraude, avec de gros yeux à fleur de tête, elle rappelait la figure de la naine qui, au premier plan dans le tableau des Ménines de Velazquez, se ballonne dans son vertugadin. Seulement, elle, elle était une femme colosse, de celles que l’on montre dans les foires. En été, au moment des grandes chaleurs, elle allait se baigner dans les trous d’eau de l’Othain, dont la fraîcheur est si tranchante que l’idée seule m’en fait claquer des dents. Pudiquement, elle se déshabillait derrière un parapluie, et, de même qu’elle vidait les baignoires, elle tarissait le lit de la rivière, rien qu’en y plongeant sa volumineuse personne.

Le souvenir de cette géante m’évoque immédiatement celui d’une vieille petite bossue, qui n’était point sa parente, mais qu’on voyait souvent avec elle et qui vivait en quelque sorte dans le sillage de sa famille. On l’appelait Mlle Betsy. C’était la fille d’un chirurgien militaire anglais, qui, parait-il, avait logé chez les grands-parens de la géante, pendant l’invasion de 1815. Séduit, disait-on, par les agrémens du pays, il s’y serait installé après la guerre, en compagnie d’une jeune infirme, qu’il donna pour sa fille, — cette étrange Betsy dont les excentricités d’allures et de langage faisaient la joie des gens de Spincourt. Je m’arrête à ces menus détails, parce qu’ils semblent prouver qu’il n’est si plat pays, médiocrité si uniforme, milieu si morne et si fermé, qui ne trouvent des amateurs épris de leurs charmes, où l’on ne découvre un petit coin imprévu de pittoresque et de fantaisie, où la bouffonnerie des contrastes et l’exotisme même ne finissent par pénétrer.

La bossue, qui, en bonne Anglaise, avait le goût de l’indépendance, habitait une maison à part. Ses deux amies et protectrices occupaient un vaste logis attenant au cimetière par ses communs. Ce logis, bâti au XVIIIe siècle, trahissait dans son ordonnance la main discrète et délicate du clergé. On n’y avait pas économisé l’espace, bien qu’il n’eût qu’un rez-de-chaussée. L’aménagement et la décoration des pièces, le goût sobre et l’épaisseur des boiseries, la commodité, et, comme on disait au siècle d’avant, la propreté de cette habitation, tout y rappelait le luxe sérieux et sans éclat des couvens. Très probablement, cette maison servait de presbytère, lorsque la paroisse de Spincourt était un prieuré dépendant de l’abbaye d’Orval. La