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était la propre sœur du général Pau. C’étaient des notes prises au jour le jour, à Nancy, pendant l’occupation allemande de 1870. L’unique chose qui m’ait frappé alors, c’est qu’il y était souvent question du Cours Léopold et de la place Stanislas… ô splendeurs ! Je rêvais de la basilique d’Avioth ! Palais et cathédrales, tout cela se confondait, dans mon imagination éblouie. Ces beaux noms de merveilles ou de lieux inconnus commençaient à me dépayser le cœur et l’esprit. Le « château » de Spincourt me donnait mes premières leçons d’exotisme.

Les conversations de la maîtresse du logis, dont je saisissais quelques bribes, blotti près du coffre à bois, dans le coin de la cheminée, ces conversations contribuaient encore à m’entraîner hors de mon petit cercle coutumier. Grâce à ses voyages et à sa parenté, elle avait des relations assez étendues non seulement en Lorraine, mais dans toute la France. Elle y faisait de fréquentes allusions, se laissait interroger complaisamment sur tels ou tels personnages connus dans la région. De quel ton respectueux elle parlait du docteur Poincaré, le père du mathématicien ! Par Arrancy, où ils avaient des alliances, la famille des Poincaré projetait jusqu’à Spincourt quelques rayons perdus de sa gloire. Quand ils y débarquaient, c’était une véritable révolution dans le village. Une année, à l’époque des vacances, on annonça l’arrivée du « jeune M. Boutroux, » qui professait alors à l’Ecole Normale Supérieure, et qui, si j’ai bonne mémoire, était, en ce temps-là, fiancé à la sœur d’Henri Poincaré. Notre amie du château, qui se passionnait pour les questions matrimoniales et qui excellait à mettre en relief les beaux partis, déclarait à ses auditeurs :

— C’est un jeune philosophe du plus brillant avenir !

Je l’entends encore… De tels mots ne se prononçaient pas communément à Spincourt. Avec quelles sonorités ils sonnaient à mes oreilles ! Je ne devinais pas très bien ce qu’ils voulaient dire. Mais, par-dessus les ramages de nos basses-cours et les meuglemens de nos étables, la musique de ces mots-là m’enchantait.

Mon imagination était seule coupable de ces petits émois vaniteux et ridicules. Car l’excellente femme, qui nous entretenait ainsi de nos célébrités locales, ne s’évertuait nullement à étonner son public. Aucune pose chez elle. Cela semblait même une gageure. Cette voyageuse, qui arrivait de la Provence et de