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eux l’indulgence. Si leur physionomie originale est effacée, je suis bien sûr que, tout au fond de leurs âmes, il y a des sentimens qui n’ont atteint que chez eux à une pareille intensité.


Avant les figures individuelles, j’aperçois d’abord des groupes de familles anciennes, solidement établies sur le sol, où elles étendaient des ramifications nombreuses, familles véritablement hégémoniques, sur lesquelles tout le reste se modelait. Nous n’avions pas à proprement parler de hobereaux, de gens à particules : la petite noblesse locale avait dû être fortement décimée par les guerres incessantes et par la politique impitoyable de Richelieu. Tout près de chez nous, à Sorbey, on pouvait lire sur les murs du château une inscription goguenarde, qui rappelait aux populations les rigueurs souvent cruelles de l’autorité royale contre les féodaux récalcitrans. Ce château appartenait au duc de Lorraine. Or, en 1646, le seigneur du lieu, le sire de la Fontayne, ayant eu l’audace de résister aux troupes de France, au point qu’il fallut sacrifier quelques hommes et tirer quelques coups de canon pour s’emparer de sa pigeonnière, il fut pendu haut et court, selon la règle établie par le grand cardinal. C’était le supplice qui attendait les commandans de place assez présomptueux pour ne point se rendre à la première sommation. Cela leur apprenait à faire inutilement gaspiller la poudre et les soldats du Roi. Ainsi fut récompensée la fidélité du sire de la Fontayne envers son suzerain Charles IV., Mais, comme disait l’inscription gravée sur les ruines de son castel : Tous quarts d’heure ne sont bons ! Depuis longtemps, notre pays en savait quelque chose.

Pour remplacer ces hobereaux massacrés ou partis en exil à la suite de leurs ducs, nous avions toute une classe de propriétaires moyennement fortunés, dont les uns vivaient en rentiers sur leurs terres, tandis que les autres, véritables cultivateurs, faisaient valoir eux-mêmes leur bien. La plupart ne devaient rien à la Révolution. Riches dès avant 89, ils n’avaient point acheté de biens nationaux. Aussi ces maîtres du sol, avec des façons un peu rudes et campagnardes, ne manquaient-ils point de tradition, ni même d’une certaine politesse, qui sentait l’ancien temps.

La plupart possédaient une grande maison sans nul