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qu’ils furent, tels qu’ils m’apparurent dans mon enfance, sans rien de cette fausse idéalisation, qui semble de rigueur dès qu’on touche aux choses ou aux gens d’Alsace-Lorraine. Ils n’en ont pas besoin. Leurs qualités vraies sont assez sérieuses et assez fortes pour se passer d’embellissemens. Peut-être qu’ils choqueront, au-delà de leurs frontières, des esprits plus nuancés et plus délicats, par ce qu’il y a de heurté et de dur dans leur caractère, par un bon sens un peu trop près du sol, un réalisme entièrement dénué d’illusion et de sentimentalité. Mais on leur pardonnera, j’en suis sûr, si l’on songe qu’ils ont bien mérité de la France, et que, malgré tout, il faut les aimer pour leur longue fidélité, le haut exemple patriotique qu’ils ont donné à la nation tout entière, et surtout pour les atroces et presque continuelles souffrances qu’ils ont endurées à cause d’elle.

On parle de pays martyrs. Parmi eux, il convient de mettre au premier rang cette région d’entre Meuse et Moselle, qui formait jusqu’ici les arrondissemens de Montmédy et de Briey, et que, pendant des siècles, se disputèrent les maisons de France, d’Autriche, de Bourgogne et de Lorraine. Sauf sous la domina-lion des comtes de Chiny et sous celle, plus récente, de la monarchie française, ce malheureux pays n’a, pour ainsi dire, jamais connu le repos et la sécurité. Presque pas d’années qu’il ne soit pillé, mis à feu et à sang par un quelconque envahisseur, depuis le Normand et le Hongrois de l’époque carolingienne (pour ne pas remonter plus haut) jusqu’au Teuton d’aujourd’hui. Sans doute, pendant la guerre de Cent Ans et les guerres de religion, toutes les provinces de France furent cruellement ravagées. Mais il est probable qu’aucune n’a autant souffert que notre pays. Après que leftlot destructeur des armées régulières était passé, que les bandes d’Eçorcheurs s’étaient retirées avec leur butin, les hobereaux du voisinage s’abattaient, comme des vautours, sur le champ de carnage. Quand ce n’était pas le Damoiseau de Commercy ou son père, le seigneur de Sarbrück, c’était le Bâtard de Conflans, ou le sire Collard des Armoises, bailli de Saint-Mihiel, ou le Prévôt d’Étain, qui mettait la région en coupe réglée. Les paysans, rançonnés et torturés, s’enfuyaient. À cette époque, dans la prévôté de Montfaucon, les cultures restèrent en friche pendant soixante ans. Cette contrée riante, si naturellement fertile, était redevenue sauvage.