Page:Revue des Deux Mondes - 1916 - tome 36.djvu/460

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

elle dérobe les titres. Encore cette première partie du récit n’est-elle pas la plus poignante : ce n’est rien auprès de la minute silencieuse où l’agent de change ayant, à un détail de signature, découvert le faux commis par Sabine, la malheureuse se trouve soudain devant lui dans l’attitude d’une voleuse et d’une faussaire. Hervieu affectionnait ces atroces tête-à-tête ; son art de tortionnaire moral se complaisait à ces dialogues muets, où soudain se révèle toute la misère, toute la criminelle folie des hommes. Cette scène fait pendant à celle de peints par eux-mêmes, où Vanoche implore du vieux docteur qu’il la fasse avorter. Tout l’enfer tient entre deux regards qui se pénètrent jusqu’à l’âme… N’ayant réussi ni par le vol, ni par le faux, Sabine ne peut plus attendre cet argent que de la mort de sa mère. Quelle part de responsabilité aura-t-elle dans la mort de cette pauvre femme, au cœur usé, qu’achève le climat des altitudes ? L’auteur l’a laissé dans le vague. Il reste que si Sabine s’est opposée d’abord au départ de sa mère, finalement elle y a consenti. En pareil cas, c’est plus qu’il n’en faut pour avoir commis le crime. Ici surtout on se récrie : « Cette fois, c’en est trop. Passe le vol, mais non l’assassinat. Une Sabine Revel ne tue pas sa mère : quelque chose l’arrête au bord du crime. » Tel est, au contraire, le sens d’une œuvre, qu’il ne-faut pas juger à la mesure des œuvres de demi-teinte et d’un tragique modéré : Paul Hervieu a voulu pousser l’étude jusqu’au bout, jusqu’au point où la passion se change en manie et aboutit au crime. Sabine est une maniaque de l’amour maternel, une maniaque qui s’ignorait et dont peu à peu, sous la pression des circonstances, la manie croît et s’exaspère jusqu’au crime. Le Père Goriot, en se dépouillant pour ses filles, ne volait que lui-même, et il n’assassinait personne. Mais quand on vient de lire ou d’écouter Paul Hervieu, on trouve que Balzac voyait l’humanité en beau et la vie en rose.

Le rôle de Sabine avait été créé par Mme Réjane : elle y avait mis toute sa fougue, toute son ardeur passionnée. Mme Bartet le joue très différemment, et c’est une bonne fortune pour l’art qu’un même personnage reçoive deux interprétations qui en font saillir des aspects si divers. Mme Bartet en montre surtout les délicatesses et les nuances ; elle y est surtout douloureuse, nous donnant, de la façon la plus aiguë, l’impression du désarroi où se débat une malheureuse femme aux prises avec des difficultés inextricables. Elle a dit le récit du troisième acte en grande tragédienne.


RENE DOUMIC.