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gravées dans les cœurs. Et de là enfin la cruauté de cet art. A maintes reprises, elle nous paraît, cette cruauté, voulue, gratuite étrangère à toute vraisemblance. On réclame, on se révolte, on ne veut pas que les plus égoïstes des enfans soient égoïstes à ce point : ils le font exprès, ils font du luxe, ce sont des monstres… C’est mal comprendre de tels personnages : au lieu d’êtres d’exception, il faut voir en eux des types. Ils sont peints à grands traits, dans les grandes lignes ; plutôt qu’individuels, ils sont schématiques, ou, comme disent les peintres, stylisés. Leur visage n’est que le masque de l’espèce. Leur morale est la morale de l’espèce, qui ignore notre morale et poursuit son but sans entendre nos cris et nos plaintes, impitoyablement.

La question d’ordre philosophique posée dans la pièce est celle-ci : est-il vrai que l’affection aille des parens aux enfans, non des enfans aux parens, et que, pareille à l’eau qui coule, elle ne remonte pas à sa source ? L’universitaire Maravon l’affirme, à grand renfort de comparaisons et de citations, avec tout le pédantisme qui sied à nous autres vieux professeurs. D’après lui, les générations, comme les coureurs antiques, passent le flambeau à celle qui vient et ne se retournent pas vers celles qui les ont précédées. Quant aux quelques traits de piété filiale qu’on pourrait alléguer, autant vaut n’en rien dire… À ces affirmations tranchantes, à cette argumentation livresque Sabine Revel répond par un exemple, vivant et tout proche : le sien. Elle aime sa fille, Marie-Jeanne : cela l’empêche-t-il d’être pour sa mère, Mme Fontenais, une fille vraiment excellente ? Quelle absurdité d’imaginer un antagonisme entre deux sortes d’affections si bien faites pour se compléter !… Ce personnage de Sabine Revel est composé tout exprès, et avec infiniment d’art, en vue de la démonstration projetée. Il s’agit, en effet, de mettre en présence et en conflit, dans un même cœur, l’amour maternel et l’amour filial, sans qu’aucun autre sentiment soit venu troubler ces deux grandes passions demeurées en quelque sorte à l’état pur. Or Sabine Revel n’a pas été éloignée de sa mère par l’amour d’un mari qui l’aurait vraiment possédée et faite sienne. Ce mari semble avoir été un assez pauvre homme, dont il fallait sans cesse réparer les coûteuses bévues et qui n’a réellement agi en bon père de famille que le jour où il a disparu. Sabine Revel a été très peu épouse : sa mère, sa fille, voilà les deux seules affections de sa vie… C’est donc elle que Paul Hervieu va choisir pour faire sur elle l’expérience dont il nous convie à être les spectateurs. C’est elle qui devra nous prouver le bien-fondé de la thèse que, tout à l’heure,