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opprimés arrachèrent les larmes et ébranlèrent l’émotivité universelle. La littérature, l’éloquence, la musique, la romance répétèrent à l’envi les variations et le refrain. Le romantisme avait trouvé une doctrine-sœur, « la politique des nationalités. »

Il n’y a pas lieu de reprendre ici l’histoire de cette conception « sentimentale et académique, plutôt que juridique, » comme le reconnaît l’Italien Cantù ; mais il est nécessaire de rappeler quel était son haut caractère idéaliste, et comment elle fut déviée, comment elle fut, pour ainsi dire, dérobée à ses origines par le machiavélisme des politiciens réalistes, comment le romantisme politique fut attelé au char de la Raison d’Etat.

La doctrine des nationalités, telle que la concevait la noble génération de 1848, avait pour corollaires indispensables la liberté intérieure des peuples et l’unité amphictyonique de l’Europe. Un écrivain qui rend compte du premier enseignement tripartite de Michelet, de Quinet et de Mickiewicz au Collège de France, dit : « Tous trois enseignaient une sorte de prométhéisme presque chrétien[1] ; » et c’est bien ainsi que l’histoire équitable doit interpréter cet enseignement de thaumaturges et de lointains précurseurs. Ils entrevoyaient l’Europe future comme une grande famille unie par l’essor de la liberté et du sentiment, famille vénérable et homérique, reprenant, dans un nouvel âge d’or, le rêve millénaire. Ils appelaient de leurs vœux et de leur foi ardente cette société des peuples telle que Sully et Henri IV l’avaient promise, telle que Fénelon et Rousseau l’avaient annoncée en propos consolateurs et infiniment doux à la souffrance humaine, et telle, en somme, que Napoléon, élève de Jean-Jacques, l’avait condensée en une de ses brèves formules autoritaires[2].

Cependant la révolution de 1848, née au souffle de l’enthousiasme, n’avait pu pousser cette doctrine jusqu’à la réalisation. Elle s’était arrêtée devant les redoutables responsabilités qu’il s’agissait d’encourir : ouvrir la croisade des nationalités, c’était déchaîner la guerre universelle. Lamartine avait barré la route aux périlleuses aventures : « Le Gouvernement provisoire ne se laissera pas changer sa politique dans la main par une nation

  1. Lebey, Louis-Napoléon Bonaparte et 1848.
  2. Ne pas oublier que Kant avait écrit, dès 1795, son Traité sur la Paix perpétuelle, qui supposait la création d’une cité de nations (civitas gentium) destinée à embrasser tous les peuples de la terre.