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qui, à deux siècles de distance, projettent sur les choses actuelles des lumières singulièrement suggestives. C’est ainsi que Vauban enseigne qu’une armée doit se retrancher en rase campagne : « . Pour qu’un petit nombre d’hommes puisse résister à un plus grand… Pour pouvoir occuper des postes avantageux et les garder avec des forces médiocres et de beaucoup inférieures à celles de l’ennemi sans le craindre… Pour pouvoir fermer l’entrée de nos pays à l’ennemi. » Quel enseignement en peu de mots !

Si malgré cela, si malgré surtout l’enseignement des plus récentes guerres, les états-majors ont un moment un peu dédaigné l’art et la nécessité du retranchement en rase campagne, c’est que, passant par-dessus ces précédens si proches, sans leur accorder l’attention voulue, ils étaient hypnotisés par le souvenir prestigieux des campagnes napoléoniennes. Si j’ose employer cette image mathématique, leur erreur fut de ne pas considérer l’évolution de la guerre comme une « fonction continue. » Ils oublièrent que l’art de prévoir n’est que l’extrapolation d’une courbe, et que dans toute extrapolation bien faite, ce sont les derniers points du tracé de la courbe, et non des points quelconques pris arbitrairement sur celle-ci qui sont surtout à considérer. Quand on ajoute un nouvel étage à une maison qui en a cinq, ce serait folie que de vouloir le poser sur le rez-de-chaussée ; c’est au dernier construit qu’il doit se superposer en épousant ses formes.

Le règlement des armées en campagne du mois de décembre 1913 disait : « L’artillerie soutient les attaques de l’infanterie, elle ne les prépare plus. » Ce plus entendait marquer un progrès et comme la répudiation de quelque hérésie antérieure. Cette doctrine, qui eût pu être vraie contre un adversaire non retranché, est venue, comme on sait, se briser à jamais contre les parapets cuirassés des sapes, et se déchirer aux crocs des fils de fer barbelés. C’était fatal : Vauban a calculé dans son ouvrage inédit sur la Fortification de campagne qu’ « un homme bien retranché en vaut six qui ne le sont pas. »

Sans vouloir disputer sur ce chiffre par lequel Vauban n’a voulu évidemment indiquer qu’un ordre de grandeur, il faut remarquer qu’avec les engins actuels, la disproportion se trouve encore bien plus forte à l’avantage du combattant retranché. D’une part, en effet, l’abord des tranchées est aujourd’hui