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ON CHANGERAI PLUTÔT LE CŒUR DE PLACE…

glace qui reflète ces choses connues. La vieille Julie heurte à la porte du petit salon. On met du temps à lui répondre.

— Madame n’a besoin de rien ?

— Merci, Julie.

— Une lettre de M. Jean pour Madame…

Reymond attend près du passage à niveau. Voici le petit train essoufflé, et pendant une seconde, le profil des deux garçons : René, déjà consolé, déjà tendu vers sa nouvelle vie ; Jean, pâle, le front ridé…

Un dernier signe. Une fois encore, une fois de plus, en attendant les autres fois, le petit train emporte un peu de la douleur alsacienne.

L’heure des départs, des adieux… On s’attarde au jardin des Schmoler. Au-dessus des feuillages rouilles, les toits de Friedensbach, lucarnes, girouettes et pignons jouant à cache-cache, des toits posés sur les maisons comme un bonnet… Sur l’un d’eux, le nid de la cigogne. Et là-bas, la rivière, dont l’eau, sous le soleil, semble des rayons qui dansent ; sous les sorbiers chargés de fruits, un ruisseau allonge sa claire quenouille ; à genoux sur une planche, un tablier plié sous les genoux, des femmes tordent les draps de chanvre, rient, trempent leurs bras rouges dans l’onde qui passe. Là-haut, les bois en feu, les buissons aux baies violettes. Une fois encore, les sabots des ouvriers claquent sur les pavés. Une fois encore, à la queue-leu-leu, boitant et cancanant, le cortège des oies. Une fois encore, il est midi, le Mahlzeit ! des fonctionnaires. On dîne. Après quoi, on serre des mains.

La vieille Jacobine se tient sur son seuil, si proprette sous son bonnet blanc.

— On vous regrettera bien… Si vous tenez à nous retrouver en ce monde, il vous faudra revenir sans tarder… Mon mari sera à la gare… Il vous portera quelques poires, quelques pommes pour le voyage… Allons, dis au revoir au monsieur, Jacob.

Le cordonnier cloue ses semelles. La petite vie continue. La fontaine chante. Ein… zwei… drei… Sur la place, devant l’école, raides, marchant deux à deux, les garçons, du pied.