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ON CHANGERAI PLUTÔT LE CŒUR DE PLACE…

horizons, mélancolie de tout ce qui va mourir. Le soleil se couche dans du sang. « Maman, demande une fillette à sa mère, tu dis toujours que les morts sont au ciel. Alors, ils ne seront pas là, demain ? »

— Si, si. Ils reviennent un jour, chaque année, pour voir si on ne les oublie pas.

Et toujours des messieurs en haut de forme, en redingote, des casques à pointe, des brassards, des cocardes… Ne viendront-ils pas, ceux que les morts attendent ?

Ils viennent. Ces vieux qui marchent au pas, traînant un peu la jambe, — l’un est manchot, cet autre est borgne, — sont les survivans du rude combat. Pour se prouver qu’ils ne sont point des fantômes, accourus les premiers, ils dressent un arc de triomphe. La tête leur tourne un peu au sommet des échelles. Tous les coups des marteaux ne retombent pas sur les clous. La ville apprend avec émotion le projet de ceux qui l’ont si bien défendue, dont l’un, perclus, infirme, amené jusque là en brouette, est assis au fond de l’étrange véhicule d’où il commande la manœuvre, cligne de l’œil, conseille et encourage. Les portes des jardins s’ouvrent. Par brassées, on apporte les chrysanthèmes, les immortelles, les branches sanglantes de la vigne vierge. Et c’est Mme  Abette, l’épicière du coin, qui fournit les pelotons de ficelle. Elle explique :

— Je les ai vus, moi qui vous parle, défiler devant ma boutique au matin du 3 août. Comme ils marchaient bien !… Le lendemain, l’un d’eux est venu mourir sur le banc qui est devant la fenêtre…

— Alors, vous me reconnaissez ?… dit le vieux du fond de sa brouette. Moi, en ce temps-là, j’étais sur un cheval.

— Et moi, en ce temps-là, je n’avais pas le dos rond.

Ils viennent. Avant de les laisser partir, les vieilles ont fait le tour du jardin, cueillant les fleurs d’automne, reines d’un jour, si belles qu’on n’ose les offrir qu’aux morts. Elles les ont nouées en bouquets, sourires du pays… Maintenant, autour des tombes, nues tout à l’heure, une couronne de visages fidèles. Blottie sous les roses, la cocarde de l’oncle qui fut à Wagram. Sur la pierre qu’ils réchauffent, les feuillages, les baies, tout le soleil, tout le parfum de l’Alsace.

Elle vient, l’Alsace des instincts et des labeurs, la profonde Alsace des jours, des semaines et des ans de silence… Elle vient