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REVUE DES DEUX MONDES.

— Allons, Joseph, tiens ta bouche, maintenant.

Elle dit cela en patois alsacien dont aucune traduction ne peut rendre la verdeur. Joseph répète son cri, puis se tait. La prudence se réinstalle dans les âmes. Et voici les maîtres du jour, le gendarme, le commissaire, les douaniers. On s’agite. On farfouille dans les paniers, dans les sacs. On prend les noms. On interroge. On confisque cocardes et rubans. Soir de quatorze juillet alsacien ! Crainte d’une incartade, la grosse femme vêtue de violet ne quitte pas son ivrogne de mari, prête à appliquer sa large main sur la bouche ouverte. Mais Joseph se borne à rire en hoquets. Après quoi, très simplement, il affirme : Io, io, Gottverdammi !

On courbe l’échine. Toute la journée on a vécu dans le bleu. On a dit ce qu’on avait sur le cœur. On s’est frotté à la liberté. On a marché au rythme des clairons. Et voici qu’on rentre dans le gris, dans le silence, dans la crainte. L’ivrogne répète en hochant la tête : Hé ! io, io, Goltverdammi !

Le lendemain soir, — les jours sont longs, les soirs sont tièdes, — Reymond se promène au bord de la rivière. Près du pont, dans la pénombre, un homme qui salue. C’est Kroner, toujours solitaire. Reymond a pitié.

— Quelle belle soirée !

— Magnifique… Et ce quatorze juillet ?

— L’allure des troupes françaises était splendide.

Kroner s’évade de ces contingences.

— Il y a donc, de l’autre côté des Vosges, des milliers d’hommes vêtus d’uniformes d’une certaine couleur, armés de fusils, de baïonnettes, et de ce côté-ci des Vosges des milliers d’hommes vêtus d’uniformes d’une autre couleur, également armés de fusils, de baïonnettes… Demain, peut-être, dans quelques années, à coup sûr, la trompette de la guerre sonnera, et ces hommes s’égorgeront. Il y en aura des morts et des morts sur ce joli chemin que nous parcourons ! Pauvre vallée !

— Vous croyez donc à la guerre ?

— J’y crois ! J’y crois parce que nous sommes forts, trop forts. Nous avons trop d’hommes, trop de canons. C’est vraiment terrible d’être trop fort, parce que la force, l’orgueil et la dureté