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sous forme de parenthèse et perdue au milieu d’un développement : « En ce moment, l’armée dut, pour des raisons stratégiques, se porter en arrière de 50 kilomètres. » A quelques exceptions près, les rares allusions faites à ce recul, dans les lettres du front, le représentent également comme un mouvement prémédité, effectué en vue de « faciliter les opérations ultérieures[1]. »

La même ingéniosité de prétention sert à dissimuler les échecs les plus caractérisés. Gottberg, qui accompagne les troupes lancées à l’assaut infructueux du Grand Couronné de Nancy, déclare gravement qu’il ne s’agissait là que d’un simulacre d’attaque, destiné à retenir dans l’Est et à empêcher de se rendre en Belgique les forces françaises. Sur l’Yser, où il est envoyé plus tard, il explique l’arrêt de ses troupes par le découragement de l’adversaire, qui, se sentant perdu, a déchaîné les élémens pour sauver une situation désespérée[2]. Il n’est pas enfin jusqu’aux combats sur mer, si malheureux pour les armes allemandes, dont le récit ne subisse les mêmes déformations. Un matelot de la flotte qui dut, en janvier 1915, se retirer précipitamment des côtes d’Angleterre et perdre le Blücher dans sa retraite, termine ainsi la lettre où il raconte le combat : « Notre adversaire avait fait plus de pertes que nous, et c’est lui qui rompait le combat. La victoire était donc à nous. » Informés de cette façon sur les péripéties de la guerre, les Allemands ne sont-ils pas excusables d’avoir longtemps conservé une confiance supérieure à leurs succès ?

Les vertus guerrières ne sont pas les seules qu’ils revendiquent comme un privilège de leur race. L’épithète de « Barbares » attachée à leur nom paraissant particulièrement cuisante à leur amour-propre, ils mettent une singulière insistance à vouloir traiter un sujet qu’ils auraient au contraire intérêt à éviter et à nous entretenir de leur exploits pacifiques en territoire envahi. S’ils se bornaient à excuser par les nécessités de la guerre leurs excès et leurs dévastations, la tâche serait déjà malaisée, mais vaudrait la peine d’être entreprise. Mais avec cette absence de mesure par laquelle ils compromettent parfois les thèses les plus défendables, ils veulent démontrer qu’ils ont accompli une œuvre civilisatrice dans les régions

  1. Sven Hedin, p. 180. Cf. Thümmler, XI, p. 24 et XII, p. 28.
  2. Gottberg, pp. 33, 36 et 128-129.