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C’était vrai, mais personne n’osait encore le lui dire officiellement. Au mois de janvier 1891, on constate que les représentans de l’Autriche, de l’Angleterre et de la Turquie sont entrés peu à peu en relations intimes avec la Cour, mais à titre privé. Ils demandent qu’il ne soit pas fait dans les journaux mention de leurs visites. Toutes les Puissances sont d’accord pour éviter de froisser la Russie, alors surtout que, à tort ou à raison, elle accuse la Bulgarie, par l’intermédiaire du consul d’Allemagne, de donner asile à des nihilistes et des emplois comme professeurs à quelques-uns d’entre eux.

Entre temps, la politique de Stamboulof, son despotisme, ses procédés de gouvernement, ses rigueurs implacables contre les artisans de désordres, la haine de ses ennemis et enfin la nécessité qui s’imposait à lui de se défendre contre leurs entreprises avaient ouvert en Bulgarie une période sombre et tragique. Sous le règne d’Alexandre de Battenberg, bien que la paix publique eût été parfois troublée par les dissentimens des partis, et qu’il se fût dénoué par une révolution, le sang des sujets bulgares n’avait pas été répandu par la main du bourreau ; ce n’est que sur les champs de bataille qu’il avait coulé. Depuis que Stamboulof était devenu le maître, il en était autrement. Le souvenir des sentences de mort prononcées contre les conspirateurs de 1887 entretenait parmi les agitateurs une soif de vengeances dont la multiplicité des complots, des rumeurs alarmantes et des menaces anonymes adressées au ministre révélait l’intensité.

Il ne se méprenait pas quant à la gravité des périls auxquels il était exposé. Pour les conjurer, il ne négligeait aucune précaution. « Je suis allé le voir, écrit un membre du corps consulaire, mais, pour arriver jusqu’à lui, j’ai dû franchir un cordon de gendarmes et de policiers. Il était assis à sa table de travail, un revolver devant lui et une carabine à portée de sa main. » Dans une autre lettre datée de l’été de 1891, on raconte qu’en partant pour Tirnovo où il se propose de passer la belle saison, il a annoncé qu’il ne rentrera pas avant janvier. « A Sofia, il vit dans la crainte des assassins, enfermé dans sa maison, entouré de gardes du corps, le revolver au poing ; il sort rarement et toujours escorté de huit gendarmes, tandis qu’à Tirnovo, il se sent moins haï ; loin de toute grande ligne de communication il est plus en sûreté. »