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ON CHANGERAIT PLUTÔT LE CŒUR DE PLACE…

grand monde, — bas violets, carrure d’hercule, ombrelle rouge, chapeau en forme de cloche à melon, — passe un gorille accompagné de madame gorille. Dans la cohue, moustache troussée, l’œil au guet, les gendarmes, attentifs aux uniformes, — ils ont coffré un cuirassier français, — attentifs aux couleurs proscrites… Que de hurlemens dans la nuit ! Cramponné à la corde qui le soutient, le garde champêtre n’en finit pas de sonner le couvre-feu. Avec son faux nez pourvu de trois verrues, le voici qui sort de l’école : zigzaguant et vacillant, se garant dans les fossés pour éviter d’illusoires véhicules, jovial et disert, vaille que vaille, il progresse dans la direction de son domicile. Grumbach est devant le sien, qui a déjà lancé son cinquante-deuxième coup de pied dans la porte obstinément close… Et voici que la lune, que l’on ne connaissait plus depuis des semaines, montre sa face d’ahurie entre deux nuages.

— Que voulez-vous, dit Weiss à Reymond, il faut bien se secouer de temps en temps ! Faute de mieux, nos gars soufflent dans des mirlitons ! On vit petitement. On s’étiole…

Sur les monts, le chapeau blanc de l’hiver diminue. Il n’est déjà plus qu’une calotte. Il y a pourtant encore, au creux des ravins, des hachures et des zébrures de neige qui dessinent des gueules ouvertes, des pattes crispées, des couleuvres enroulées. Quand on monte là-haut, tout gargouille, tout clapote et l’on ne compte plus les ruisseaux, petits fous qui se cassent les reins au pied des rocs. La nature est d’une laideur héroïque et travailleuse… Un souffle tiède entre deux souffles froids. La première sève émeut les aulnes. Une couleur de vie vient aux branches bien lavées.

Le temps qui va de l’hiver au vrai printemps est dur à ceux qui languissent. Kraut, lui aussi, en a eu assez. Ça n’a pas traîné. On l’a mis dans un double cercueil de plomb. Comme il a tant répété qu’il voulait retourner à la maison, on l’emmène à la gare, traîné par deux chevaux. Est-il donc besoin de mourir pour apprendre où est son pays ? Derrière les persiennes, on a pitié. Un brave homme, ce Kraut. S’ils étaient tous comme lui, cela irait encore. On l’emmène donc sous sa double enveloppe de plomb scellé. Devant le wagon, les fonctionnaires sont rangés. Les gendarmes saluent. Le juge dit des phrases qu’il lit sur un morceau de papier. Le petit train s’éloigne et