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ces gémissemens étouffés, et ces brusques cris d’agonie ou de souffrance, il semble qu’on ait pénétré jusqu’aux limites de l’angoisse et de la douleur.

Le capitaine de Quéré vint trouver Vaissette :

— Ils n’attaquent pas, dit-il. Tant mieux. C’est nous qui allons recommencer l’assaut. Voici les ordres que je viens de recevoir.

Il les commenta. C’était simple. Avant le lever du jour, l’artillerie arroserait les tranchées ennemies et leurs abords, repérés la veille au prix de tant de sang. En même temps, on avancerai !, et l’on tâcherait de pénétrer dans Laumont.

— Dans quelques instans, annonça de Quéré, le restant du bataillon va venir nous renforcer. A nous deux, nous formerons une compagnie.

— Tout à l’heure, avoua Vaissette, j’ai eu pour ces hommes une telle pitié qu’il m’a semblé barbare de les précipiter de nouveau dans le brasier. Mais j’ai bien senti qu’il le faut, qu’ils sont ici pour cela, qu’ils sont les instrumens involontaires de la volonté nationale.

Il poursuivit :

— J’ai rêvé d’un monde où les frontières seraient abolies ; et j’espère encore que le soleil luira un jour sur des générations qui ne connaîtront plus les guerres. J’avais une religion, celle de l’humanité. Cette religion s’est fondue dans mon culte pour la Patrie. J’obéis à un instinct... Nos humbles soldats ne le savent pas : c’est ce qui fait d’eux des héros inconsciens. Nous autres, nous le savons : la puissance du sol s’est faite chair en nous.

— C’est vrai, murmura le capitaine. Nous ne faisons qu’obéir à une volonté toute-puissante qui se communique à nous. Elle naît des entrailles du sol où nous sommes enracinés et nous sommes ses instrumens.

— Mon capitaine, reprit gravement le sous-lieutenant, l’autre soir nous avons eu tort. Nous avons dit que nous n’aimions pas la France pour des raisons pareilles, mais que nous l’aimions pareillement. Nous nous sommes trompés. Vous ne sauriez m’empêcher de me battre pour toute la France, celle du passé, dont je ne renie aucune folie ni aucune faiblesse, et celle de l’avenir que nous préparons. Et ma liberté est que vous vous battiez pour la même France : si loin que nous soyons