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— Qu’est-ce que tu nous racontes là, père Pierre ?

— Aussi vrai que je vis, vous pouvez me croire ! Oui, une chose très compliquée, voilà bien les mots de mon défunt père ! Car il faut que vous sachiez que la Russie est cent fois grande comme la Prusse, — rien que la Russie d’Europe, car pour ce qui est de la Sibérie, personne encore n’en a mesuré l’étendue ! Et lorsque arrive le mois de décembre, alors la Russie entière n’est plus que glace et que neige. Et des loups, ce qu’il y en a, là-bas, des troupeaux de loups qui, en l’an douze, ont mangé la moitié des soldats que n’avaient pas abattus les Cosaques ! Et c’est pourquoi je vous répète encore, avec mon défunt père, que, d’avoir affaire aux Russes, c’est une chose très compliquée !


Le cocher Christian « se gratte derrière l’oreille ; » mais bientôt il appuie l’un de ses doigts sur son nez épaté, et répond gravement :


— A ton tour de m’écouter un peu, père Pierre ! Il est vrai que je n’ai pas eu un père qui ait assisté à la campagne de l’an douze : mais je puis bien t’affirmer qu’aujourd’hui les choses ne sont plus du tout comme alors ! En premier lieu, vois-tu, nous ne sommes plus en l’an douze, mais bien en l’an 1914, — ce qui signifie que nous disposons à présent de moyens techniques tout différens de ceux dont disposait jadis Napoléon. Et puis, en second lieu...

Tous les paysans allongent le cou, pour mieux entendre ; et l’hôte lui-même, sous son bonnet fourré, s’approche de la table, afin de ne pas perdre un seul mot des paroles d’un personnage aussi autorisé.

— Et puis, en second lieu, poursuit Christian, nous sommes en été, et non pas en hiver ! Cela seul suffirait pour faire déjà une grande différence !

— Mais c’est que l’hiver arrive très tôt, en Russie ! murmure le vieux Pierre.

Sur quoi Christian de rire à pleine gorge.

— Devine un peu, père Pierre, où seront nos jeunes gens, lorsque l’hiver arrivera ? Oui, sais-tu où mon maître assure qu’ils seront, avant même qu’arrive l’hiver, nos jeunes gens d’Allenstein et de Gumbinnen ?

— Ma foi, non ! Et où donc seront-ils ?

— A Pétersbourg, mon vieux père, occupés à patiner sur la Neva ; et ces messieurs du grand État-Major siégeront au Palais d’Hiver, et dicteront les conditions de la paix. C’est mon maître, le baron, qui nous l’a encore dit hier soir ! Et mon baron le sait bien : car il a un ami à Berlin, au ministère, où se trouve, déjà tout préparé, le plan de conquête de toute la Russie !

Les paysans ouvrent au large leurs bouches et leurs nez.

— Vous allez voir comme ça va rouler ! reprend l’orateur, visiblement flatté de l’effet qu’il produit. Ça va être tout à fait comme en l’année soixante-dix. Wissembourg, Gravelotte, Sedan, Paris, et le reste ! Mon maître a vu tout cela, tout comme le père défunt du vieux Pierre a vu l’an douze !

Mais le vieillard n’en persiste pas moins dans son opinion.