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s’en faut que les chefs de cette armée égalent le vieux Moltke et ses collaborateurs de 1870. Combien d’erreurs, trop manifestes pour qu’on puisse même songer à les dissimuler ! Combien d’orgueilleuses promesses dès maintenant déçues ! « Avant que ces feuilles soient tombées des arbres, nous nous retrouverons tous, de nouveau, dans notre chère patrie allemande ! » C’était l’empereur Guillaume II qui parlait ainsi, aux premiers jours d’août 1914. et combien d’autres feuilles sont déjà tombées, depuis lors, sans que l’Empereur et ses soldats aient obtenu la victoire promise ! Encore tout cela serait-il peu de chose, si cette victoire avait chance d’être, un jour, obtenue : mais force est bien à M. Stilgebauer de constater et de nous laisser entendre que, sur aucun des « fronts « où combat l’Allemagne, l’effort militaire de celle-ci ni ses « atrocités, » la manière dont elle a sacrifié tout droit et tout honneur à son désir de vaincre, n’aboutiront pour elle au résultat dont elle se croyait sûre, il y a deux ans. Qu’on lise, par exemple, l’une des scènes les plus curieuses d’Inferno, — un dialogue échangé, aux environs du 5 août 1914, dans un cabaret de la Prusse Orientale :


En attendant l’arrivée du train qui doit amener la fille de son maître, Christian, le vieux cocher du baron, est venu s’asseoir dans un cabaret tout proche de la gare, où il s’est commandé un petit flacon d’eau-de-vie. Un groupe de paysans du village, occupés à parler politique dans un coin de la salle, l’ont invité respectueusement à prendre place au milieu d’eux.

Il y a là un très vieil homme à la bouche édentée. Agé maintenant de plus de quatre-vingts ans, il était encore tout enfant lorsqu’il a entendu son père, en des récits abondans et confus, raconter de quelle manière Napoléon et sa Grande Armée, au retour des champs de neige de la Russie, avaient traversé la Prusse Orientale. Tout le monde, aujourd’hui, l’écoute volontiers ; et l’aristocratique Christian lui-même daigne lui accorder un moment d’attention.

— D’avoir affaire aux Russes, mes enfans, — dit le vieux, — c’est une chose très compliquée (komplizirt) !

— Allons, père Pierre, déclare Christian, il ne faut pas employer ici de ces mots étrangers ! Rappelle-toi que, parmi ceux qui t’écoutent, quelques-uns risquent de ne pas comprendre le sens de ces mots !

— C’est mon père défunt qui nous a toujours dit cela, monsieur Christian ! C’est lui qui nous a toujours répété que, d’avoir affaire aux Russes, c’était une chose très compliquée ! Et mon père défunt devait bien savoir ce qui en était, car il les avait vus, ces pauvres diables, — des Bavarois, que c’était, et des Prussiens, — qui sont revenus de Russie en l’an douze avec Napoléon ! Les malheureux se sont fourrés dans la cheminée, au point d’en être à demi brûlés, c’est mon défunt père qui l’a vu de ses yeux. Ils avaient eu si froid qu’ils en avaient oublié l’existence du feu !