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dans un cabinet de notre Lorraine ; mais il y a, comme on le verra bientôt, maintes autres choses infiniment plus étranges encore qui, elles aussi, paraîtront les plus naturelles du monde au même narrateur.)

Et puis les trois joueurs paient, — mais non pas volontiers, — les sept sous que leur demande le « père Bugnon » pour tous les brocs de cidre qu’ils lui ont vidés ; et voici qu’à la table qu’ils ont laissée libre s’installe, à présent, l’austère commandant du bataillon prussien ! Il commence par se faire servir un quart de blanc (probablement du vin) dont il offre un verre à son « ordonnance. » Et il cause familièrement avec le père Bugnon et sa jolie nièce, qui déjà se félicitent, tout bas, d’être « tombés » sur un officier boche aussi acceptable. Mais soudain le « client » se transforme en un justicier. Se défiant de sa propre connaissance de notre langue, qu’il parle cependant d’une façon plus que suffisante, le commandant von Berkersburg fait venir un sous-officier qui, lui, ne peut manquer de s’exprimer en français comme un Parisien de naissance, car « il a étudié pendant trois semestres à l’université de Grenoble ! » Par l’entremise de ce sous-officier polyglotte, le commandant fait lire au maire une » proclamation » dont il entend qu’elle soit collée sur les murs du village. Il y est dit que, « sous peine de mort, » les habitans de Rosey devront déposer à la mairie toutes les armes qu’ils peuvent posséder, et s’abstenir de sortir de chez eux dès la tombée de la nuit, et adopter une attitude bienveillante à l’égard des troupes de Sa Majesté Prussienne. De plus, le commandant apprend aux habitans de Rosey qu’il va enfermer dans l’église, en qualité d’ « otages, » leur maire, leur curé, et le plus riche fermier de la commune.

Bientôt ces trois otages comparaissent « officiellement » devant le- commandant, qui leur annonce qu’il les tuera tous les trois dès l’instant même où l’un quelconque de leurs concitoyens aura négligé, par exemple, d’avoir une attitude bienveillante à l’égard des troupes prussiennes. Le père Bugnon affirme qu’il a fait déposer déjà, dans une grange, toutes les armes que possédaient ses administrés. Et comme l’officier allemand lui demande, ainsi qu’au vieux curé et au troisième « otage, » de jurer que ce sont bien là « toutes » les armes que contenait le village de Rosey, les trois hommes s’empressent de le jurer solennellement, avec, tout au plus, une inquiétante lueur fugitive dans les yeux profondément creusés du vieux prêtre, — de telle sorte que le commandant se souvient d’avoir parfois rencontré, naguère, un regard analogue chez ces prêtres « fanatiques » d’Alsace