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C’est alors qu’éclate la fanfare.

Toutes les Marseillaises se répondent, s’enflent, s’atténuent, retentissent, se perdent dans le grondement des balles, le hurlement des obus qui passent, les explosions, les cris des hommes qui chargent. Fabre ne raisonne plus. L’ivresse l’a saisi, lui aussi. Il éprouve en lui l’émotion de toute la compagnie qui se précipite : un souffle sacré a passé sur elle. Il se sent l’âme de cette marée vivante. Il saute, il bondit, il clame :

— En avant !... En avant !... En avant !...

C’est lui qui a déchaîné la rafale d’hommes qui souffle par derrière...

— En avant !

Il se sent porté par des ailes. On marche sur du fer, tout le sol est criblé d’obus. Les explosifs s’enfoncent. Une gerbe de pierres jaillit. On se croirait entouré de ces geysers d’Islande qui naissent sous vos pas.

— En avant ! hurle encore Fabre.

Et voici qu’il est précipité sur l’herbe... Lui aussi, les fils tendus entre les piquets l’emprisonnent. Des hommes sautent, le dépassent, font quelques pas, s’enchevêtrent, vacillent, puis restent étendus... Lui, il se relève, pour crier encore... En une seconde, tout l’aspect du paysage infernal a changé. On ne voit plus un homme. Toute la plaine semble déserte. Il y a un instant, c’était un fourmillement d’uniformes ondulant sous la pluie d’acier et de soleil ; maintenant, c’est le vide et l’immobilité. Toutes les compagnies, tous les bataillons sont venus s’échouer contre le réseau.

Un grand sanglot monte à la gorge de Lucien, le secoue. Il clame sa douleur dans le crépitement des feux. Il voit, en un éclair, le champ vainement parsemé de morts, de ses morts. Tout à coup, il s’effondre comme une masse. Il murmure :

— Ce n’est rien... ce n’est rien...

C’est comme si on lui avait asséné un coup formidable. Il ne sait pas bien où. Il répète :

— Ce n’est rien... Ce n’est rien.

Girard est à côté de lui. D’où sort-il ? C’est à n’y rien comprendre. Aussi, tout se brouille. Puis, on dirait que le soleil se cache. Girard dit :

— Je suis là, mon lieutenant... Je suis là.