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la région de Luceria, l’armée romaine de Fabius. Cette armée reste en contact avec lui, mais lui refuse obstinément le combat. Son chef pratique en effet une stratégie toute nouvelle. « Il s’est dit qu’il a en face de lui de vieilles bandes rompues aux fatigues de la guerre, commandées par un général maintes fois déjà victorieux, mais à qui l’obligation de vaincre s’impose encore et toujours ; que le succès continu est pour les envahisseurs une question de vie ou de mort ; que la situation des Romains est tout autre ; que le pays envahi dispose de ressources presque inépuisables ; que, par suite, il ne doit point, lui dictateur, risquer une nouvelle bataille dont l’issue peut être aussi funeste que celle des journées de la Trebbia et de Trasimène. Fabius a donc pris la ferme résolution de ne rien livrer au hasard ; de veiller constamment à la sûreté de ses troupes ; de traîner la guerre en longueur ; de ne point combattre Hannibal, mais de l’user avec le temps ; de le harceler, de l’affamer [1]... » Hannibal, vaguement inquiet devant cette stratégie nouvelle, cherche à piquer Fabius au jeu, à le délier, à lui offrir de bonnes occasions de combattre. Fabius ne s’émeut pas, et se borne à suivre pas à pas les mouvemens de l’ennemi. Il temporise : d’où le surnom de Temporisateur (Cunctator) qui lui est resté. Enfin, après de longs circuits, Hannibal revient près de Luceria, chargé de butin, et s’installe, pour hiverner, dans un camp retranché construit à Gerunium (sans doute Dragonara). Fabius ne tarde pas à le rejoindre, et à établir son camp à quelque distance, toujours sans livrer bataille.

Malheureusement, il existe dans Rome des stratèges en chambre, sans mandat ni responsabilité, qui se mêlent de juger souverainement la conduite des opérations, et de faire la leçon aux généraux. C’est à ces mêmes hommes que devait s’en prendre plus tard Paul-Emile, le vainqueur de Pydna, dans une harangue rapportée par Tite-Live, et qui pourrait avoir été composée hier. « Trop souvent, disait Paul-Émile,... on fait état d’on-dit qui risquent d’affaiblir le moral. Il n’est pas de cercle, pas même, passez-moi le mot, de diner, où ne surgissent des stratèges pour l’armée de Macédoine, qui savent où placer les camps, quelles positions occuper, quand et par quels passages entrer en Macédoine, où établir les magasins, par où, sur terre

  1. Hennebert, Histoire d’Annibal, III, p. 89.