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ou l’amour filial qui domine. Mais les moyens d’action surtout sont contestables. Hannibal les emploie, d’ailleurs, non point, comme l’affirment les Romains, parce qu’il est pervers, et aime le mal pour le mal, mais seulement parce qu’il les croit propres à servir ses fins, et à défaut de moyens plus purs. C’est de ce point de vue qu’on peut critiquer les appréciations qu’ont portées sur lui les Romains.

On a affirmé qu’Hannibal est vindicatif, cruel, féroce. Ce sont là de bien gros mots. En réalité, rien ne prouve qu’il goûte la souffrance d’autrui. Les traits qu’on cite s’expliquent aisément sans alléguer l’insensibilité ou le sadisme. Quand, contemplant le carnage de la Trebbia, il s’écrie : « Oh ! le beau spectacle ! » il parle moins en dilettante du meurtre qu’en soldat triomphant. Quand, dans la bataille, il place ses Numides derrière les Gaulois, pour massacrer ceux-ci, s’ils reculent, il le fait, non par méchanceté, mais pour assurer un peu rudement l’exercice d’une discipline nécessaire. S’il ordonne d’étouffer dans les bains les sénateurs de Nuceria, s’il précipite dans un puits les sénateurs d’Acerra, c’est pour maintenir, par un salutaire exemple, ses alliés dans le devoir. Encore ces derniers traits présentent-ils peu de garanties d’authenticité. Ce sont probablement des inventions tardives, tout comme le prétendu massacre des soldats italiens qui refusèrent de passer avec lui en Afrique. Il n’est pas certain qu’Hannibal soit cruel, mais il est certainement dur. Il répudie la sentimentalité. Ce surhomme devance Nietzsche : il ignore la pitié.

J’interprète de la même façon les autres griefs. On dit qu’il est cupide, avare ; on en fait une façon d’Harpagon ou de Shylock. Rien de moins juste. Harpagon et Shylock aiment l’argent pour lui-même. Hannibal n’y tient que comme à un instrument de victoire. Aussi sait-il être prodigue à l’occasion. En tout cas, ce n’est pas lui qui eût pleuré sur ses écus, comme le firent, après la défaite, les sénateurs de Carthage, lorsqu’ils payèrent le premier terme du tribut. Ce jour-là, il éclata de rire. « Vous avez supporté, leur dit-il, qu’on vous désarmât, qu’on brûlât vos vaisseaux, qu’on vous interdît la guerre... La honte publique ne vous a pas tiré un soupir, et aujourd’hui vous pleurez sur votre argent ! »

On dit qu’il est impie... On lui a su mauvais gré de s’être installé dans le temple de Junon Lacinienne. Mais il ne l’a