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au Sénat romain, et celui-ci, nanti d’un beau chiffon de papier, se rendort dans la quiétude et la sérénité.


Après le prologue que je viens d’esquisser, l’action s’engage en 218, lorsque apparaît au premier plan le héros qui, désormais, la dirige. Ce héros, on le sait, c’est Hannibal.

Hannibal ! Nom prestigieux, qui évoque une figure dont le rayonnement nous éblouit encore ! Arrêtons-nous un instant à la contempler. Il y en a peu qu’on ait si souvent déformées. La plupart des historiens ont mis à la décrire tant de parti pris ! Ils l’ont enjolivée, édulcorée ; ils ont pris le ton bénisseur ; ils ont dépeint un héros sans tache, un chevalier, sinon même un saint : le Cid, sinon Polyeucte. Or, ce n’est pas cela du tout. Le portrait qu’ils tracent n’est pas ressemblant. Il n’est même pas intéressant. Combien, en réalité, elle est plus âpre, plus païenne et plus humaine, la vraie figure d’Hannibal, avec ses heurts violens d’ombres et de lumières !

Hannibal, né vers 247, a vingt-six ans au moment où il prend le commandement en chef. Imaginons, — en nous inspirant des suggestions éparses fournies par les auteurs grecs et latins, et d’un buste du musée de Naples, que je trouve expressif et que je regretterais de ne pas croire authentique, — imaginons, dis-je, un homme râblé et nerveux, au type de Sémite mâtiné d’Africain, érigeant sur une face osseuse et basanée un front tourmenté, avec des yeux impérieux, des lèvres épaisses, et une courte barbe laineuse. Physiquement, il est le premier soldat de son armée. Intellectuellement, c’est le cerveau le plus puissant et le plus complet. Toutes les choses de l’esprit lui sont familières. Il a des lettres. Il est érudit. Il a médité les leçons de l’histoire. Les guerres d’Alexandre et de Pyrrhus l’ont, paraît-il, retenu longtemps. A ses connaissances acquises, il joint de prodigieuses intuitions naturelles. Il comprend tout. Sur le terrain, il a ce coup d’œil topographique qui embrasse instantanément toutes les virtualités d’une position, et sans lequel il n’est pas de grand stratège. En face des hommes, il a cette divination psychologique qui scrute les consciences, met à nu les mobiles, anticipe sur les réactions futures, et sans laquelle il n’est pas de grand meneur de peuples. Ces dons font de lui, selon les occasions, un diplomate et un homme