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— Mais on a vu le plus terrible. Il n’y avait pas de tranchées alors... On faisait des murs avec les corps des camarades. On avait le cœur dur... Fallait ça !

Un autre troupier renchérit. Lui, il a vu le fils du général de C... mort au bord de la route, un beau garçon, fort...

Ils se taisent et regardent passer les promeneurs sur le quai.

— Moi, j’ai toujours été gai, dit le jardinier de l’Aube. La dernière lettre que j’ai écrite à ma mère, avant de me battre... je lui disais : « Ne te fais pas de mauvais sang. Tous ceux qui vont à la guerre ne sont pas tués... »

Cependant la lumière décline. Les gens de Thoune défilent lentement sur ce quai devenu leur promenade favorite : jeunes filles qui s’en vont deux à deux, et quelques-unes ont arboré une pochette tricolore ; graves amoureux se tenant par le bras ; groupes d’employés, familles laborieuses qui viennent prendre l’air, une fois la journée finie, le père donnant la main aux plus jeunes enfans. Et tous ont ralenti leur marche, en passant, ont regardé dans le jardin. Ils ont envoyé un sourire, un salut discret. Je voyais leur visage s’épanouir brusquement en apercevant au milieu des fleurs les soldats au repos, détendus, la mine contente ; ce soir, comme tous les autres soirs, les gens de Thoune sont venus retrouver la vision de ce jardin où leurs hôtes sont heureux. Je sentais l’amitié de tous ces inconnus qui venait à nous, silencieusement, à travers les feuillages. Et il me semblait que ce jardin se remplissait de présences affectueuses et muettes.


Dès qu’ils ont échappé au cauchemar de leur captivité, le rêve des soldats est de faire venir ceux qu’ils aiment. Nous avons vu arriver du fond de la France des paysannes, émues, effrayées et radieuses à la fois. L’une d’elles, qui apportait à son fils un panier de fleurs de sa Provence, nous dit :

— Quand je suis montée, je ne pouvais rien voir, je me faisais trop de mauvais sang ! Mais à présent, mes yeux ne sont pas assez grands pour regarder !...

Des mères amènent leurs enfans. Et l’on rencontre sur les routes des soldats rayonnans qui portent sur l’épaule, ou qui tiennent par la main, leur petit. Nos médecins qui soignent les internés trouvent dans ces visites un précieux adjuvant : un peu de bonheur... il n’est rien de tel pour améliorer la santé.