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muette que leur ont vouée nos enfans. Les petits enfans d’Interlaken réclament sans cesse « les Français » et se sauvent de la maison pour aller les rejoindre. Il n’est pas rare de rencontrer un brave troupier escorté de deux blonds petits gars aux joues rouges, qui tiennent fièrement sa main serrée dans leurs menottes. Leurs parens leur ont appris à dire : « Vive la France ! » et ce sont les premiers mots de français qu’ils ont su prononcer. Combien j’aime ce timide hommage des silencieux petits gars de l’Oberland !

Des paysans de la Suisse primitive ont cherché un dictionnaire et laborieusement élaboré des phrases françaises. D’ailleurs, il est tant de moyens de se comprendre sans paroles ! C’est un soir, à Thoune, dans le jardin d’un hôtel habité par des soldats français, un jardin où les aubépines se fanent, où les roses commencent à fleurir et qu’une balustrade sépare du quai étroit bordant l’Aar. Les internés viennent d’achever leur souper, et je les regarde flâner le long des allées bordées de myosotis, sous les arceaux de vigne de Canada. Les uns, sur le quai, se promènent. D’autres pêchent à la ligne. Les derniers rayons du couchant dorent le ciel. On respire l’odeur fraîche et vive de l’eau courante. Les moires vertes de l’Aar glissent rapides sous les arbres penchés. Il fait bon dans ce jardin sentimental si soigné, où les internés forment des groupes sourians. Un petit soldat est venu s’asseoir à côté de moi, un jardinier de l’Aube. Il est joyeux parce qu’il a trouvé un emploi. Aujourd’hui, il est allé au cimetière arranger la tombe de famille d’un capitaine suisse. Son ancien patron et ses quatre camarades apprentis jardiniers furent tués à l’ennemi. Sur six, il reste seul.

Cependant une phrase allemande prononcée par des passans arrive jusqu’à nous. Il les suit des yeux et dit doucement :

— Les gens d’ici, ils parlent allemand… ça ne les empêche pas d’avoir bon cœur…

À ce moment, trois soldats suisses, sur le quai, l’apercevant dans le jardin, le saluent. Il me dit :

— On est bons camarades… Quelquefois le soir, on se promène ensemble. On cause.

— Ah ! vous en avez des choses à leur raconter !

Il sourit d’un air modeste.

— N’est-ce pas, ça intéresse toujours de causer de la guerre.

Il a été blessé et pris à la fin d’août 1914.