Page:Revue des Deux Mondes - 1916 - tome 35.djvu/820

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
816
REVUE DES DEUX MONDES.

ce sacerdoce qui considère notre langue allemande comme l’expression de notre âme allemande.

Quand Reymond fut parti, à sa femme qui entrait suivie de la marmaille, Kummel dit :

— Femme, moi, ton époux, Konrad Kummel, je suis nommé professeur des jeunes Bohler. Nous forçons enfin les portes de la grande société alsacienne…

Et il bourra sa pipe avec un rire de la gorge.


Et toujours, ce tapage des sabots, ce cri de la sirène, ce labeur des hommes et des machines, au creux de la vallée. Du matin au soir on est penché sur le banc à broches, on suit la course des navettes, on renoue le fil rompu. L’usine entière, un instrument de précision dont les hommes, ces autres rouages, participent. Tout est affaire de calcul, de rendement. Qui consomme tant, doit produire tant. Sans se laisser piper par les mots, par les théories de bavards, on a l’œil sur les cours de la laine, du coton, on additionne des chiffres, on les compare à d’autres chiffres, on lance son télégramme.

Il y a donc cette vie de l’industrie, cet engrenage, cette lutte contre la matière qu’il faut acheter, transformer, exporter. Ailleurs, on ne connaît que cela. Ici, cette lutte s’aggrave de la lutte contre les hommes qui en veulent à vos habitudes, à vos traditions, à votre langue, à votre âme. Aussi ne peut-on jamais s’abandonner tout à fait, se détendre, pas plus au bureau que dans la rue, pas même dans le cercle de la famille où chacun apporte les échos de la bagarre, pas même à l’église où par ordre il faut prier pour l’usurpateur.

Pacifisme ? Désarmement ? L’ennemi est dans la place, un ennemi puissant et sournois. À moins d’abdiquer, de se suicider, on est contraint de vivre fortement, dangereusement. Chaque soir, — qu’arrivera-t-il demain ? — c’est un peu la veillée des armes.

Solitude, recueillement. Parce que tant de machines tournent, un rappel constant aux choses pratiques. Parce que le pays étouffe, la lutte pour la vie jusque dans le silence ; et parfois une fièvre qui s’insinue, de grands élans ; on dit alors : « Non, ça ne peut pas durer… » Et cela dure pourtant. On se résigne. Il faut patienter encore, se taire.

Ceux qui grandissent dans ce milieu triste et robuste,