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REVUE DES DEUX MONDES.

« Que dirais-tu, songeait Reymond assis dans un coin de sa chambre où l’obscurité régnait, si les cloches de Bâle, de Zurich, de Berne, de Genève, si les cloches de ta cathédrale de Lausanne, qui tant de fois sonnèrent les anniversaires de la patrie heureuse, proclamaient un soir la victoire de l’étranger ?… Si des morts, par milliers, étaient couchés dans les cimetières, morts descendus au royaume des ombres pour le salut du pays ? En vain ! Le drapeau que tu aimes, il est enroulé. On l’a caché dans les greniers. Un autre flotte à sa place. Des bottes étrangères martèlent le pavé des rues. Les torches flambent. Des musiques, de leurs cuivres ronflans, imposent l’insolente joie de ceux qui viennent d’ailleurs et dont les griffes sont plantées jusqu’au cœur de la patrie. »

Des Vosges au Rhin, du Luxembourg à la Suisse, au pays de Kléber et de Happ les cloches sonnèrent jusqu’à ce que l’épaisse nuit fut descendue sur les toits.

Le lendemain, il pleuvait encore. De bon matin, le gendarme Spörrmann fit son tour… Un drapeau au balcon de la mairie, un autre au balcon du juge, un autre chez Kraut, un autre chez Kummel, un autre chez le négociant Maus, un autre chez l’huissier, un autre chez le forestier, un autre encore chez le chef de gare. Au total, comme l’an passé, comme toujours depuis qu’il se souvient, en comptant le sien et celui du collègue Taubenspeck, dix drapeaux rouge-blanc-noir. Il en prend note, pour la statistique. Et neuf drapeaux rouge et blanc, chez le garde champêtre, chez le collègue de Kummel, aux façades des sept Wirtschaften. Ailleurs, c’est-à-dire partout, chez le curé, chez le bourgeois, chez l’ouvrier, on ne voit que les rideaux bien tirés. Dix-neuf drapeaux !… Le gendarme Spörrmann caresse un rêve. Il voudrait tant arriver à vingt ! L’an prochain, sans doute, s’il est vrai que Karl sollicite patente d’aubergiste…

Les cheminées crachent leur fumée. Les machines ronronnent. La rivière court rapide sur ses cailloux blancs. C’est un jour comme tous les jours. Sauf à l’école. Les enfans, on les tient. De gré ou de force, ils avaleront ce que les autres refusent. Lâchés dans la forêt, ils ont cueilli houx, lierre et branchettes de sapin ; tout à l’heure on fera, derrière le pupitre, une niche de verdure. Maintenant, rangés en cortège derrière le parapluie du Lehrer Kummel, qui est en redingote et en haut de forme, ils vont quérir à la mairie le buste en plâtre de l’Empereur avec