Page:Revue des Deux Mondes - 1916 - tome 35.djvu/800

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
796
REVUE DES DEUX MONDES.
 Les corrections sont expliquées en page de discussion

pides ; elle, coiffée d’un bonnet blanc aux brides sagement nouées à la pointe du menton, soumise, courbée, ridée à plaisir, toujours à trottiner on ne savait pourquoi. Et à chaque fois qu’il l’appelait, le plus souvent sans motif apparent : « Jacobine ! … » elle répondait en écho : « Qu’est-ce qu’il y a, Joseph ?… » Et cela était dit en français, car c’est la noblesse des vieux de le parler encore à peu près, avec cet accent alsacien dont on peut affirmer que si les cieux et la terre passeront, lui ne passera point.

Joseph Schmoler recevait son hôte avec gravité.

— Vous serez bien tranquille, chez nous… Il n’y a que nous, des bons à rien, des vieux, nos deux filles et Jacob, un petit-fils de neuf ans, bien obéissant.

Jacobine ouvrait deux pièces qui sentaient le savon ; on voyait un poêle de faïence, de naïves gravures, tout un assortiment de coquilles marines, souvenir de quelque ancêtre voyageur, un lit haut sur jambes protégé par un ciel en cretonne imprimée.

On se retirait avec solennité, appelant sur l’hôte mille bénédictions…

Reymond ferma les yeux… Le Léman, les coteaux roux penchés sur les flots aimables, le munster bâlois avec son cloître pavé de tombes, le Rhin roulant sa masse verte, des casques à pointe, le salon des Bohler, Joseph et Jacobine, le petit bourg alsacien sous les étoiles…

Qu’il est beau le jour des Morts, dans cette terre de douleur !… Ces morts parlent. Ils ont un souvenir, une pensée, une volonté à transmettre. Ailleurs, ils dorment. On vient les visiter, les fleurir, mais ils sont tout à leur sommeil formidable, étrangers aux vivans, si loin, si loin ! Comme on dit, ils sont dans l’autre monde.

En Alsace, on les sent, on les sait très près, parce que le fil de la tradition, brutalement tranché, il n’y a qu’eux pour le rattacher.

En ce jour de la Toussaint, dès le matin, les cloches de Friedensbach ont sonné, une seule, d’abord, voix qui pose une question, puis les trois, tantôt à toute volée, tantôt très bas, et c’est une causerie qui se poursuit au sommet du clocher, un mur-