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La situation politique… C’est une grosse partie… Il faut être là et toujours là… La famille en souffre… D’autre part, les fonctionnaires, les professeurs, nous ne pouvons, nous ne devons pas les voir ; alors, c’est l’isolement. On s’enferme dans sa coquille. Il faut se suffire. L’instruction de nos fils, c’est un problème pour nous. Il y a bien des écoles officielles, bonnes, excellentes, même, à certains points de vue, mais on y tue l’individualité. Sans compter qu’on y nourrit les Alsaciens de mensonges… Vous le voyez, vous allez être un peu tout pour nos fils.

— Je ferai de mon mieux, répondit Reymond. Déjà ces garçons m’intéressent, René un scientifique, me semble-t-il, un sportif, Jean plus rêveur, plus littéraire.

Père et mère eurent un sourire attendri.

— Oh ! fit Mme Bohler avec vivacité, René n’est encore qu’un enfant. Quatorze ans, à peine. Pour le moment, il s’adonne à l’acrobatie. Il ne parle que matchs et records. Il sait les noms de tous les boxeurs du monde. Mais il a du cœur. Le tout est de savoir le prendre, rondement… Jean réfléchit beaucoup. Il est musicien, un tantinet sentimental, philosophe…

— Et quoi encore ? interrompit M. Bohler. Deux enfans comme tant d’autres, pas méchans, pas trop bêtes, et dont il s’agit de faire des hommes.

— Si tu parlais à M. Reymond de ses autres élèves du mercredi et du samedi après-midi ? En Alsace, monsieur, un professeur de français est un oiseau rare. On se l’arrache.

— C’est juste. Deux fois par semaine, vous serez à la tête d’une petite classe. Il ne faudra pas trop vous en vanter, parce que cela se passera en marge des règlemens scolaires. Nos maîtres redoutent en effet par-dessus tout la diffusion du français en Alsace. Le nombre des élèves autorisés à suivre un cours qui n’est pas donné en langue allemande est strictement limité. Il s’agira donc surtout de promenades en commun, si vous le voulez bien. Outre mes deux fils, vous aurez Émile Zumbach, André Berger et enfin Charles Weiss, mon filleul, le fils de mon fondé de pouvoirs… Vous verrez certainement une fois ou l’autre M. Weiss. Il vous apprendra à connaître et à aimer les Vosges. Un charmant homme, un peu dilettante, grand dénicheur de champignons, éleveur de poules et de lapins, pépiniériste, horticulteur, fabricant, tout au monde. Le boute-en-train de la vallée. Un optimiste né. Pourtant, il a eu un rude chagrin,