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ON CHANGERAIT PLUTÔT
LE CŒUR DE PLACE…

PREMIERE PARTIE[1]


I

Quand elle sut que son neveu partait pour l’Alsace, la tante Emma fit avec onction :

— Pourvu qu’il soit prudent, là-bas… Son rôle n’est pas de souffler le feu.

Ses études universitaires achevées à Lausanne, en foi de quoi un vieux petit secrétaire lui avait délivré le parchemin d’usage, André Reymond s’appartenait. Jusqu’alors on lui avait dit : Faites ceci, et il l’avait fait ; lisez cela, et il l’avait lu ; traduisez ce passage, et vaille que vaille il l’avait traduit… Disparus, soudain, les hommes patentés qui apprennent à parler, à écrire, à penser. En face de soi, maintenant, la vie, qu’il faut franchir coûte que coûte.

Courir le monde ? Quand on est le chef de file de sept frères et sœurs, que le dernier-né est encore au berceau, que les parens, terrifiés par la cherté croissante des vivres, poussent résolument les plus âgés hors du nid, on n’a guère le choix des moyens. Comme il avait eu raison, M. Bohler, de chercher un précepteur pour ses enfans !… L’Alsace !… les cigognes, les houblonnières, les vieux en tricorne et gilet rouge, les femmes

  1. Copyright by Payot, 1916.