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sur onze breaks. En dépit de leurs mines fatiguées et de leurs corps souffrans, ils avaient l’air de se préparer à une partie de plaisir. Les Français surtout retrouvaient déjà leur gaité et leurs plaisanteries. Il y avait deux petits Belges de dix-sept ans et demi, qui s’étaient engagés à seize ans et portaient crânement l’uniforme. On eût dit des enfans jouant au soldat, si l’on n’avait pas rencontré leur regard, ce regard sérieux qui se souvenait...,

Les onze breaks se suivaient le long de la route montante. On les voyait disparaître aux tournans, reparaître, s’élever lentement. Les soldats regardaient les longs plis chatoyans des prairies, les bois courbés sur le torrent ; la grandeur silencieuse de la haute montage les surprenait ; ils sentaient autour d’eux son calme bienfaisant. Puis, apercevant les fleurs dont les breaks étaient jonchés, ils disaient :

— Hier matin, à Constance... Hier après-midi à Constance... Et ils se taisaient tout à coup, comme s’ils n’avaient pu croire qu’ils fussent déjà si loin de leur captivité.

Et tandis qu’ils remuaient les souvenirs affreux des mois écoulés, je ne pouvais m’empêcher de songer à la parole de Rousseau : « Ce fut là que je démêlai sensiblement dans la pureté de l’air où je me trouvais la véritable cause du changement de mon humeur et du retour de cette paix intérieure que j’avais perdue si longtemps !... Je doute qu’aucune agitation violente, aucune maladie de vapeurs put tenir contre un pareil séjour prolongé, et je suis surpris que des bains de l’air salutaire et bienfaisant des montagnes ne soient pas un des grands remèdes de la médecine et de la morale. » Puissent-ils oublier ici leurs souffrances ! Puissions-nous rendre à la France des hommes ayant retrouvé leur équilibre nerveux, redevenus forts et sains, prêts à prendre leur part de l’œuvre de reconstruction !

Le village d’Adelboden apparut avec la tour carrée de sa vieille église. Au moment où les breaks parvenaient sur la place où toute la population les attendait, les enfans groupés en avant se mirent à chanter. Et nous avons reconnu la douceur des paroles françaises. Les petits écoliers qui ne savent que l’allemand avaient appris un chant français pour souhaiter la bienvenue à nos hôtes dans la langue de leur patrie.

Lorsque les internés franchissaient par le Lötschberg la formidable barrière qui sépare l’Oberland du Valais alémanique, ils apercevaient, au moment où le train jaillit du dernier