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l’autorité qu’il lui a déléguée et qu’il jouisse des honneurs, rang et prérogatives qu’il a déterminés. »

Les fonctions de vice-roi, toutes de reflet et de représenta- lion, assurent à Eugène, avec l’extérieur de la souveraineté, la jouissance des palais, le service de la Maison royale ; il travaille avec les ministres, préside le Conseil d’Etat, commande les troupes et les milices, correspond avec les agens diplomatiques ; mais ce n’est là que l’extérieur. En fait, Napoléon s’est réservé, jusque dans l’extrême détail, l’exercice du pouvoir, et il n’en a rien abandonné ; seul, il statue sur tout objet qui présente un intérêt ou qui offre une utilité, et le vice-roi n’a qu’une fonction d’information et de transmission. Nulle promesse d’inamovibilité ; il fait serment d’abandonner ses fonctions aussitôt que le Roi le lui ordonnera : il est donc révocable ad nutum, comme un préfet, et c’est le sort qui l’attend, s’il déplaît, si Joseph, ou Louis, ou Lucien se ravisent ; et il n’aura gagné à cette élévation subite que de tomber de plus haut.

L’Empereur, à son départ de Milan, laisse à Eugène des instructions qui ajoutent un chapitre au Prince de Machiavel et par lesquelles se trouve formulée la philosophie de la souveraineté : pessimiste certes, mais si profondément observée qu’aucun des traits ne manque le but. Et après avoir rédigé ces pages [1] qui doivent fournir la doctrine générale à ce jeune homme de vingt-trois ans, lequel n’a jamais eu à s’occuper jusque là de législation, d’administration, de finances, ni de quoi que ce soit, hormis de se battre, il le jette dans le détail du gouvernement, et lui enjoint d’être soudain instruit de toutes choses : administration départementale, finances, frais de justice, dépenses des préfets, sbires, ponts et chaussées, cultes, budget, domaine, instruction publique, code Napoléon ; il doit tout savoir, tout connaître, tout deviner ; il doit être au courant des impôts, des lois constitutionnelles, des formes d’administration, de l’armée, que dire ? Tous les jours, une, deux, sept (19 juin), neuf lettres (20 juin) et quelles lettres ! Qu’Eugène ne s’avise point d’empiéter sur ce que le Roi s’est réservé ; un éclair et la foudre. Parfois, ce n’est pas assez qu’il fulmine. Par Maret, il fait écrire à Méjan, qu’il a donné à

  1. Elles ont été publiées pour la première fois, dans : Bibliothèque choisie du Constitutionnel, I. p. 61, et elles ont paru si extraordinaires de pensée audacieuse qu’on avait mis en doute leur authenticité. Voyez Correspondance, n° 8852.