Page:Revue des Deux Mondes - 1916 - tome 35.djvu/73

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Sa voix s’étrangla. Il se tut ; l’intolérable image se dressait devant lui.

Un autre avait vu les cadavres de petits enfans dans les rues.

— Il faut y voir pour y croire, conclut-il.

Je regardais les Valaisans en chapeau de feutre, en veste de montagne, qui serraient les poings autour de nous. Ils se rappellent la nuit d’août où la générale a battu dans leurs vallées et où ils se sont levés tous ensemble, et comment ils sont descendus, le fusil à l’épaule et croyant déjà leur terre violée. Et ils se rapprochent de ces hommes qui n’ont plus de patrie à cette heure, et ils pensent : « . Nous aurions pu être comme eux... »

Cependant, du balcon, le syndic adresse la parole aux internés.

« Messieurs les vaillans soldats français et belges... »

Après avoir cité les héroïques paroles du général de Castelnau, il leur rappelle que la frontière française est toute proche.

« Que cette terre soit pour vous la terre promise mais aussi la terre défendue [1]... »

Et il conclut :

« Vous allez vivre au milieu de notre modeste population. Nous allons vivre comme des frères, partageant les mêmes sentimens d’espérance et de confiance dans la victoire du bon droit. » Comme un seul homme, les soldats ont crié : « Vive la Suisse ! » Et lorsque, après la Marseillaise et l’hymne belge, la fanfare entama notre hymne national, tous, du même mouvement spontané, ont pris la position du garde à vous...

Le colonel de Cocatrix, dirigeant la région du Bas-Valais, m’a raconté ceci. Ce matin-là, lorsque le convoi arrivait à Monthey, une petite fille belge, hospitalisée chez des gens du pays, ayant entendu dire qu’il y avait des Belges avec les Français, se mit à pleurer tout à coup. Et elle criait : « Mon papa est là ! » On la conduisit auprès d’eux. Elle passa devant leur groupe. Mais elle ne vit pas son père. Et les Français et les Belges se détournaient en entendant ce cri d’enfant...

Le passage des convois à travers la Suisse alémanique m’a laissé une impression plus douce encore. Et je ne me suis jamais sentie aussi près de nos compatriotes de langue allemande que depuis ces heures-là.

Nous sommes à Interlaken. Et il faut changer de train pour

  1. Les nations belligérantes se sont engagées à rendre à la Suisse les internés qui s’évaderaient ; ils seraient alors renvoyés à leurs camps respectifs.