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On passa sous des arcs de verdure où des inscriptions naïves souhaitaient la bienvenue. Lorsque les soldats furent installes dans l’hôtel où leur déjeuner était servi, on laissa entrer le cortège des fillettes. Et plusieurs d’entre eux mirent leur mouchoir sur leur visage pour qu’on ne les vit pas pleurer.

Les réceptions dans les petits villages de montagne étaient les plus intimes et les plus touchantes. Toujours je me rappellerai celle de Morgins. Nous étions montés par la longue vallée savoyarde d’Abondance, si calme et si verte avec ses villages blancs épandus autour des vieilles églises, et si triste avec ses femmes en grand deuil. Nous franchîmes le col. Et bientôt nous avons aperçu les chalets de Morgins, tous enguirlandés de narcisses et de gentianes. Une foule se tenait devant un des hôtels. Et déjà nous distinguions les foulards rouges des Bas-Valaisannes et les pantalons garance... Il y avait des Français et des Belges. Les Valaisans faisaient la haie autour d’eux, leur adressaient timidement la parole, puis se taisaient, et les silencieux petits gars de la montagne les dévoraient des yeux.

Je voyais des larmes sur les joues ridées des vieilles femmes, tandis qu’elles contemplaient les uniformes fripés, marqués de traits de peinture ou de bandes d’étoffe jaunes, et les visages fatigués et maigris, tout ce groupe d’infirmes. Les hommes se détournaient brusquement, et je savais bien que leur silence était plein d’un respect et d’une tendresse qu’ils ne savaient exprimer. Lorsque arriva l’automobile fleuri qui amenait de Trois-Torrens le dernier contingent, tous refluèrent à sa rencontre. Tous les bras se tendaient ; des mains saisissaient au passage les mains des internés. Eux, comme ils sentaient cette sympathie muette ! Ils avaient les yeux pleins de larmes en regardant ces vieilles femmes rustiques, en jupes amples, aux bonnes figures ridées qui leur rappelaient un peu leurs mamans. L’un d’eux me dit :

— On n’ose pas croire...

Un grand garçon pâle, un Belge, raconta que sa mère et ses deux sœurs, à Liège, avaient été mitraillées « dans le tas » avec beaucoup d’autres. Un groupe silencieux buvait ses paroles.

— Etes-vous sûr qu’elles sont mortes ? demanda quelqu’un.

Il répondit :

— Ma femme les a vues... après.