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pointes dont quelques-unes avaient pénétré en profondeur à cinquante, à soixante et, dit-on, jusqu’à près de quatre-vingts kilomètres, dans l’intérieur du pays. Le spectacle des populations de Szekely, sicules ou sekles, et saxonnes, qui s’enfuyaient affolées à l’approche des Roumains, par un juste retour des choses, — et comme tant d’autres, ailleurs, avaient dû s’enfuir à l’approche des Impériaux, — l’extrême facilité avec laquelle l’armée roumaine avait pu faire ce bond, et, pour ainsi dire, sauter du haut des Alpes de Transylvanie au bord de la plaine hongroise, avaient plongé dans le désarroi l’âme magyare, pourtant froide et dure. On parlait de se retirer non plus déjà sur le Maros, mais sur la Tisza. Un réveil d’énergie, sans doute sur l’exhortation impérieuse, sur l’injonction d’Hindenburg, a tenté de relever plus loin la barrière. Autant qu’on puisse lire dans la concision, — et la contradiction, — des « communiqués, » la vague roumaine s’est provisoirement figée à Petroceny. Peut-être aussi le vent a-t-il soufflé et gonflé le flot d’un autre côté. Mais ce qui fait que la marée est la marée, c’est qu’elle revient.

Et puis, il y a la compensation. Dans la Dobroudja, la position des Roumains et de leurs adversaires était précisément inverse. C’étaient les hordes germano-bulgaro-turques qui menaçaient, avançaient, envahissaient. Tourtoukaï était tombée, — et quel bruit on avait fait, à Berlin et à Vienne, autour de sa chute ! — Silistrie avait été évacuée : avec une complaisance qui n’exagérait que des trois quarts, on « contait, » plus qu’on ne les « comptait, » les milliers de prisonniers qui s’étaient laissé prendre, les douzaines de canons qu’on avait capturés, les divisions qu’on avait détruites, les régimens qui s’étaient rendus. Déshabitué depuis longtemps de ces joies, Guillaume II s’était empressé d’envoyer télégraphiquement à l’impératrice la moitié de son bonheur, qu’elle se chargerait de répandre en aumône au peuple allemand, afin que celui-ci, réconforté, le restituât en souscriptions au cinquième emprunt. « Victoire décisive ! » annonçait le Kaiser. « Désastre, débâcle, déroute, » insistait la presse, et elle écrasait, sons ses rouleaux à encre, un tiers de l’armée du roi Ferdinand, 150 000 Roumains ou Russes, beaucoup plus qu’il n’y en avait dans la Dobroudja. Mais, aujourd’hui, les journaux qui ont prolongé en écho et répété ce cri de triomphe sont bien embarrassés. Leurs rédacteurs, si inspirés qu’ils soient, suent sang et eau à expliquer qu’il y a des « victoires décisives » qui « ne sont pas » des victoires décisives ; et la victoire allemande de la Dobroudja paraît en être le type, l’exemplaire et le parangon même, puisque non seulement elle n’est pas