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« Qu’il fait bon, étendu mollement, les yeux levés ! Douceur de suivre la mâture chargée de ses voiles blanches, qui oscille avec monotonie ! Le ciel est bleu. Ce pavillon pourpre fait bien, là-haut. Le gréement craque avec lenteur. Un mousse s’agite dans les cordages. Celui-ci lave une barque, en chantant. Un groupe d’hommes, à l’abri du gaillard d’avant, raccommode la toile. Sur la dunette, le lieutenant prend la hauteur, en vue d’établir le point. Le courant aura sans doute été défavorable ; j’en suis sûr : une dérivation de plusieurs milles nous empêchera d’atteindre à midi le méridien voulu. On entend la cloche des heures, et continue le calme rythmique et carré.

« La mer est majestueuse, chatoyante et triste. Sous la magie de son regard, que des cils radieux font splendide et lointaine, le sentiment nous étreint, balancé, de l’infini et de l’éternel. Tout ce qu’elle porte redevient digne, taciturne et mystique, invariablement, d’âge en âge, de ce qu’elle apparaît immuable et impénétrable autant que la mort. Cœur aux sombres palpitations ! Royauté géante ! L’homme subit les caprices de son empire. De ce visage de déesse dépendent le bonheur ou l’angoisse du visage humain, et si maint couchant héroïque vit des galères d’or chanter, par la voix de leurs étendards et de leurs salves, la victoire, — dans la nuit des tourmentes, en l’infini, quels naufrages !

« La mer distille, une harmonie élyséenne aux modulations vagues et molles comme la voix des Néréides. Elle est incolore et diverse, impalpable et tangible, silencieuse et musicale. Avec sa folle chevelure elle s’amuse à tracer des losanges, des spirales, d’inextricables arabesques d’or. Plaisir de la voir s’incendier ou s’éteindre tour à tour ou simultanément, au gré des nuages, — de la contempler le matin, à midi, le soir, en ses jeux et métamorphoses, et même la nuit, quand elle passe drapée de gazes phosphorescentes, vertes et bleues !

« Les heures océaniques changent ainsi avec indolence et souplesse. Songe donc, ami, choyé par elles, à cette fine créole vers qui tu vogues.

« Vêtue de mousselines aériennes d’une acidité de citron, elle aussi navigue, sur le hamac envolé, à l’ombre dorée de la véranda. Elle est pâle de vivre entourée d’une nature aromatique et trop charnelle ; l’avidité de la flore tropicale dévore tout l’air salubre. La rêveuse, sous ses paupières mi-closes, ne