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son avènement, il se rend à l’Assemblée afin de prêter le serment prescrit par la constitution ; lorsque le 13 juillet, il entre en grande pompe à Sofia, accueilli avec enthousiasme par l’armée et par le peuple sur qui il vient régner, il faudrait une expérience supérieure à la sienne pour prévoir qu’à de telles prémisses succéderont bientôt les incidens les plus douloureux et qu’après quelques années d’incessans efforts dont le bonheur de sa patrie d’adoption a été l’unique but, il abdiquera, découragé par leur inutilité, à l’heure même où une contre-révolution vient de le venger du traitement indigne que lui a fait subir une poignée de conspirateurs.

Pour se rendre compte de sa situation dans ce pays où tout était nouveau pour lui, il faut d’abord se rappeler le passé du peuple bulgare, passé de gloire et d’humiliation, de grandeur et de décadence, de domination et de servitude, au cours duquel ce peuple, dont l’existence dix fois séculaire a été plus souvent tragique qu’heureuse, s’était fait une âme défiante et rusée, belliqueuse et brutale, voire cruelle, et pour tout dire une âme de révolutionnaire et de conspirateur. Lorsque le Congrès de Berlin l’avait délivré partiellement de la tyrannie musulmane, il sortait d’une épreuve effroyable, ces massacres de 1876, que la Conférence de Constantinople avait en vain voulu arrêter et qui ne prirent fin que lorsque, la Russie étant accourue au secours des chrétiens, la Turquie dut s’avouer vaincue. Il portait, en outre, le lourd fardeau du long despotisme qui s’était exercé sur lui ; ses épaules en restaient encore toutes meurtries et son cœur entièrement endurci. Une nation qui a vécu longtemps privée de liberté, sans jamais cesser de nourrir l’espoir que la liberté lui sera rendue, est lente à comprendre, après l’avoir recouvrée, le prix et la nécessité de la discipline matérielle et morale, qui commande la soumission aux lois et dont aucun peuple ne peut se passer s’il veut prospérer. Avant d’être délivrés par la Russie, les patriotes bulgares n’avaient pas cessé de comploter, de prêcher secrètement la révolte contre leurs oppresseurs et de violer autant qu’ils le pouvaient la légalité qui leur était imposée et qu’ils considéraient comme une chaîne. Ils avaient pris ainsi des habitudes de désordre et de rébellion qui survivaient à la délivrance, rendaient difficile un prompt retour à une existence régulière et normale et les disposaient, lorsque la légalité les gênerait, à recourir à des