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approché de l’abîme dans la mesure où une femme le pouvait. Veuve de l’être le plus chéri, elle avait épousé le malheur anonyme, et de cet étrange et amer consolateur elle recevait un relatif réconfort. On lui savait peu gré du métier qu’elle avait pratiqué ou on l’en félicitait avec ironie, car il n’était plus à la mode. Sortant d’un salon, elle entendit chuchoter derrière elle : « Comme elle s’est vite consolée !… »

Et elle descendit l’escalier, pensive, mais non pas atteinte. Elle ne se sentait pas du tout consolée. Elle avait agrandi, magnifié sa douleur en participant à la douleur de tous ; et cela produisait en elle un effet nullement voulu, surprenant, paradoxal, inconnu, et qu’elle discernait malaisément. Mais, aux yeux des profanes, elle paraissait consolée…

De retour chez elle, et au milieu des portraits et reliques de son mari, elle s’interrogea encore. En vérité, elle aimait Jean tout autant que par le passé et elle le regrettait comme au moment de sa mort, et elle lui vouait un chagrin sans fin. Seulement, Jean, comme elle-même, — qui, auparavant, étaient tout, — avaient été emportés dans le cyclone qui tournoyait à la surface du globe ; ils étaient deux grains de poussière indissolublement liés, mais qui avaient conscience du phénomène cosmique ; et l’énormité du spectacle, sans les détruire chacun, les faisait rentrer dans la loi trop méconnue qui subordonne un être à sa société, à sa patrie, aux grands courans qui gouvernent le monde et qui, parfois, laissent entendre de haut à un homme, à une femme, à une famille, l’inexorable, dure, mais non moins féconde et même exaltante parole : Tu n’es plus rien !

René Boylesve.